Aller au contenu

Page:Dumas - La Dame de Monsoreau, 1846.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment-là, avaient bien besoin de cette mort. Nierez-vous, monseigneur, que cette mort vous ait fort surpris ?

Le duc ne fit d’autre réponse qu’un mouvement de sourcil qui donna à son regard enfoncé une expression plus sombre encore.

— Et l’accident du roi Charles IX, que Votre Altesse oublie, dit le duc ; en voilà un cependant qui mérite d’être relaté. Lui, ce n’est ni par l’œil, ni par l’oreille, ni par l’épaule, ni par le nez, que l’accident l’a saisi, c’est par la bouche.

— Plaît-il ? s’écria François.

Et Henri III entendit retentir sur le parquet sonore le pas de son frère qui reculait d’épouvante.

— Oui, monseigneur, par la bouche, répéta Guise ; c’est dangereux les livres de chasse dont les pages sont collées les unes aux autres, et qu’on ne peut feuilleter qu’en portant son doigt à sa bouche à chaque instant ; cela corrompt la salive les vieux bouquins, et un homme, fût-ce un roi, ne va pas loin quand il a la salive corrompue.

— Duc ! duc ! répéta deux fois le prince, je crois qu’à plaisir vous forgez des crimes.

— Des crimes ! demanda Guise ; eh ! qui donc vous parle de crimes ? Monseigneur, je relate des accidents, voilà tout ; des accidents, entendez-vous bien ? Il n’a jamais été question d’autre chose que d’accidents. N’est-ce pas aussi un accident que cette aventure arrivée au roi Charles IX à la chasse ?

— Tiens, dit Chicot, voilà du nouveau pour toi, qui es chasseur, Henri ; écoute, écoute, ce doit être curieux.

— Je sais ce que c’est, dit Henri.

— Oui, mais je ne le sais pas, moi ; je n’étais pas encore présenté à la cour ; laisse-moi donc écouter, mon fils.

— Vous savez, monseigneur, de quelle chasse je veux parler ? continua le prince lorrain ; je veux parler de cette chasse où, dans la généreuse intention de tuer le sanglier qui revenait sur votre frère, vous fîtes feu avec une telle précipitation, qu’au lieu d’atteindre l’animal que vous visiez, vous atteignîtes celui que vous ne visiez pas. Ce coup d’arquebuse, monseigneur, prouve mieux que toute autre chose combien il faut se défier des accidents. À la cour, en effet, tout le monde connaît votre adresse, monseigneur. Jamais Votre Altesse ne manque son coup, et vous avez dû être bien étonné d’avoir manqué le vôtre, surtout lorsque la malveillance a propagé que cette chute du roi sous son cheval pouvait causer sa mort, si le roi de Navarre n’avait si heureusement mis à mort le sanglier que Votre Altesse avait manqué, elle.

— Eh bien ! mais, dit le duc d’Anjou en essayant de reprendre l’assurance que l’ironie du duc de Guise venait de battre si cruellement en brèche, quel intérêt avais-je donc à la mort du roi mon frère, puisque le successeur de Charles IX devait se nommer Henri III ?

— Un instant, monseigneur, entendons-nous : il y avait déjà un trône vacant, celui de Pologne. La mort du roi Charles IX en laissait un autre, celui de France. Sans doute, je le sais bien, votre frère aîné eût incontestablement choisi le trône de France. Mais c’était encore un pis-aller fort désirable que le trône de Pologne ; il y a bien des gens qui, à ce qu’on m’assure, ont ambitionné le pauvre petit trônelet du roi de Navarre. Puis, d’ailleurs, cela vous rapprochait toujours d’un degré, et c’était alors à vous que profitaient les accidents. Le roi Henri III est bien revenu de Varsovie en dix jours, pourquoi n’eussiez-vous pas fait, en cas d’accident toujours, ce qu’a fait le roi Henri III ?

Henri III regarda Chicot, qui à son tour regarda le roi, non plus avec cette expression de malice et de sarcasme qu’on lisait d’ordinaire dans l’œil du fou, mais avec un intérêt presque tendre qui s’effaça presque aussitôt sur son visage bronzé par le soleil du Midi.

— Que concluez-vous, duc ? demanda alors le duc d’Anjou, mettant ou plutôt essayant de mettre fin à cet entretien dans lequel venait de percer tout le mécontentement du duc de Guise.

— Monseigneur, je conclus que chaque roi a son accident, comme nous l’avons dit tout à l’heure. Or vous, vous êtes l’accident inévitable du roi Henri III, surtout si vous êtes chef de la Ligue, attendu qu’être chef de la Ligue, c’est presque être le roi du roi, sans compter qu’en vous faisant chef de la Ligue vous supprimez l’accident du règne prochain de Votre Altesse, c’est-à-dire le Béarnais.

— Prochain ! l’entends-tu ? s’écria Henri III.

— Ventre de biche ! je le crois bien que j’entends ! dit Chicot.

— Ainsi… dit le duc de Guise.

— Ainsi, répéta le duc d’Anjou, j’accepterai, c’est votre avis, n’est-ce pas ?

— Comment donc ! dit le prince lorrain, je vous en supplie d’accepter, monseigneur.

— Et vous, ce soir ?

— Oh ! soyez tranquille, depuis ce matin mes hommes sont en campagne, et ce soir Paris sera curieux.

— Que fait-on donc ce soir à Paris ? demanda Henri.

— Comment ! tu ne devines pas ?

— Non.

— Oh ! que tu es niais, mon fils ! Ce soir on signe la Ligue, publiquement, s’entend, car il y a longtemps qu’on la signe et qu’on la ressigne en cachette ; on n’attendait que ton aveu ; tu l’as donné ce matin, et l’on signe ce soir, ventre de biche ! Tu le vois, Henri, tes accidents, car tu en as deux, toi… — tes accidents ne perdent pas de temps.

— C’est bien, dit le duc d’Anjou : à ce soir, duc.

— Oui, à ce soir, dit Henri.

— Comment, reprit Chicot, tu t’exposeras à courir les rues de la capitale ce soir, Henri ?

— Sans doute.

— Tu as tort, Henri.

— Pourquoi cela ?

— Gare les accidents !

— Je serai bien accompagné, sois tranquille ; d’ailleurs, viens avec moi.

— Allons donc, tu me prends pour un huguenot, mon fils, non pas. Je suis bon catholique, moi, et je veux signer la Ligue, et cela plutôt dix fois qu’une, plutôt cent fois que dix.

Les voix du duc d’Anjou et du duc de Guise s’éteignirent.

— Encore un mot, dit le roi en arrêtant Chicot, qui tendait à s’éloigner : — Que penses-tu de tout ceci ?

— Je pense que chacun des rois vos prédécesseurs ignorait son accident : Henri II n’avait pas prévu l’œil ; François II n’avait pas prévu l’oreille ; Antoine de Bourbon n’avait pas prévu l’épaule ; Jeanne d’Albret n’avait pas prévu le nez ; Charles IX n’avait pas prévu la bouche. Vous avez donc un grand avantage sur eux, maître Henri, car, ventre de biche ! vous connaissez votre frère, n’est-ce pas, sire ?

— Oui, dit Henri, et par la mordieu ! avant peu on s’en apercevra.


CHAPITRE XL.

LA SOIRÉE DE LA LIGUE.


Paris, tel que nous le connaissons, n’a plus dans ses fêtes qu’un bruit plus ou moins grand, qu’une foule plus ou moins considérable ; mais c’est toujours le même bruit ; c’est toujours la même foule ; le Paris d’autrefois avait plus que cela. Le coup d’œil était beau, à travers ces rues étroites, au pied de ces maisons à balcons, à poutrelles et à pignons, dont chacune avait son caractère, de voir les myriades de gens pressés qui se ruaient vers un même point, occupés en chemin de se regarder, de s’admirer, de se huer les uns les autres, à cause de l’étrangeté de celui-ci ou de celui-là. C’est qu’autrefois habits, armes, langage, geste, voix, allure, tout faisait un détail curieux, et ces mille détails assemblés sur un seul point composaient un tout des plus intéressants.

Or voilà ce qu’était Paris, à huit heures du soir, le jour où M. de Guise, après sa visite au roi et sa conversation avec M. le duc d’Anjou, imagina de faire signer la Ligue aux bourgeois de la bonne ville, capitale du royaume.

Une foule de bourgeois vêtus de leurs plus beaux habits,