Page:Dumas - La Princesse Flora (1871).djvu/223

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apparut à ses yeux dans toute sa nudité, dans toute sa brutale laideur.

« C’est toi, c’est toi qui as fait pleurer sa conscience, qui as brisé cette coupe précieuse ! c’est toi qui as jeté au feu cette myrrhe, afin d’avoir pour quelques instants la jouissance de son parfum. Tu savais qu’elle renfermait le talisman du bonheur, l’alliance de l’inflexible destin, la gloire et la vie de ta bien-aimée… tu le savais, et tu as brisé l’enveloppe ainsi qu’un enfant brise son jouet afin de voir ce qu’il contient. Contemple maintenant l’âme de Flora, anéantie par toi ; admire son cœur, dont tu as jeté les lambeaux aux remords ; admire son esprit, qui à partir de ce jour, sera le repaire des idées sombres, des visions accusatrices… Et pour quoi, pour qui cela ? Ne cherche point à te dissimuler, tout cela a été pour toi, pour ta jouissance personnelle ! Tu n’as point lutté avec ta passion, tu n’as point cherché à fuir la séduction, tu ne t’es pas offert en sacrifice ; non : semblable au prêtre païen, tu as tué la victime au nom de l’idole Amour, et tu l’as toi-même dévorée. Quelle place as-tu donnée dans le monde à la princesse ? À partir d’aujourd’hui, dans chaque salut, elle croira voir une offense ; dans chaque sourire, un sarcasme ; dans chaque baiser, un baiser de Judas ; dans la plus innocente conversation, elle sentira des piqûres d’épines ; dans la plus franche amitié, elle verra une arrière-pensée. Toute sa vie sera désormais la proie du doute amer, des soupirs étouffants, des larmes qui dévorent le cœur ! »

Oui, il est affreux, le réveil de l’enivrement de la passion ! Épuisés de corps et d’esprit, nous sortons de notre engourdissement à la voix de l’incorruptible jury qui, des profondeurs de notre âme, fait entendre le terrible verdict : Coupable !

Pravdine se détourna de la princesse. Le jour se levait, et, appuyé à la fenêtre, il laissa tomber ses regards vers la mer infinie, en ce moment aussi sombre et déserte que l’âme du jeune homme. D’immenses vagues, semblables à un régiment de baleines, couraient, se heurtant dans l’espace, lorsque, tout à coup, au milieu d’elles apparut un vaisseau ; seulement, à travers les vapeurs du brouillard, sa forme se montra si vague, si indécise, qu’un marin superstitieux aurait dit : « C’est le vaisseau fantôme condamné à se traîner éternellement sur l’Océan, avec son équipage maudit. »

Avec quelle anxiété, quelle palpitation de cœur Pravdine suivait des yeux le mouvement du vaisseau, qui tantôt apparaissait, tantôt disparaissait, et, enveloppé de brouillard, se confondait avec les nuages ! La tempête était apaisée, mais de sombres nuées couraient encore de tous côtés comme des vainqueurs occupés à compter les morts ennemis.

Enfin, sous les rayons du soleil levant, les vapeurs de la mer et les doutes de Pravdine se dissipèrent. Le vaisseau remarqué par lui était effectivement la frégate l’Espérance, qui se trouvait, hélas ! dans la plus triste situation : ses mâts étaient renversés, ses voiles déchirées, et quelques lambeaux encore étendus semblaient témoigner d’une dernière lutte avec le destin, qui s’efforçait d’entraîner la frégate contre les rochers. Oh ! puissant est celui qui aurait pu analyser physiologiquement l’exclamation que ce spectacle arracha à Pravdine : « Encore cela ! »