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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/100

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le caucase

Chose bizarre, au printemps des troupes de serpents voyageurs viennent de Perse, traversent l’Araxe, et font invasion dans les steppes de Moghan. Qui les amène ? est-ce la haine, ou l’amour ? — L’amour des serpents ressemble beaucoup à la haine, mais le fait est que pendant un mois ou deux les steppes retentissent de sifflements qui feraient croire à un sabbat d’Euménides, tandis que de place en place on voit d’immenses reptiles, d’un jaune d’or ou d’un vert d’émeraude, exécutant des espèces de polkas debout sur leur queue, et dardant l’un sur l’autre leur triple dard, — noir chez les uns, couleur de feu chez les autres.

Pendant ce temps, nul n’ose se hasarder dans les steppes de Moghan, et la morsure des serpents est presque inguérissable.

Qu’on me permette maintenant de livrer un fait à l’incrédulité de mes lecteurs.

Certaines familles, presque toutes princières ou alliées à des familles princières de la Géorgie ou des différents khanats de Bakou, de Kouba, de Karabach, etc., possèdent une pierre qui jouit des vertus du bézoard fabuleux de l’Inde.

Cette pierre, que les pères transmettaient à leurs enfants parmi les pierres les plus précieuses de leurs écrins, a la propriété de guérir de la blessure de tous les animaux venimeux, serpents, vipères, phalanges, scorpions ; il suffit de l’appliquer sur la blessure, pour qu’elle attire à elle le venin comme l’aimant attire le fer. Le colonel Davidoff, allié en France à la duchesse de Grammont, et qui à épousé à Tiflis une princesse Orbéliani, possède une de ces pierres.

Elle est de la grosseur d’un œuf de grive, spongieuse, bleuâtre, sans saveur, noircie à certains endroits comme une fève grillée sur la pelle. On vient, en cas de morsure, la lui emprunter ; on l’applique sur la plaie : la pierre change de couleur et prend une teinte d’un gris livide.

Mais aussitôt l’opération terminée, opération analogue à celle des anciens Psylles, on met la pierre dans du lait ; elle dégorge son venin et recouvre sa couleur ordinaire.

J’ai fort engagé le colonel Davidoff à prendre avec lui cette pierre à son prochain voyage à Paris, et à la soumettre à l’investigation des savants.

Quant à moi, je ne crois pas cette pierre de formation naturelle. Je la crois plutôt un antidote préparé de main d’homme par les anciens médecins persans.

Nous avons dit que cette pierre était souveraine non-seulement contre la morsure des serpents, mais encore contre celle des phalanges et des scorpions : donnons quelques détails sur ces deux terribles insectes.

La phalange, phalangium araneoide, est très-commune à Bakou et dans ses environs.

Son aspect est effrayant. On comprend à la première vue que cet animal doit être un des parias de la création. Son corps est gros comme le pouce et monté sur des pattes assez courtes ; mais malgré l’exiguïté de ses pattes, elle court fort vite. Son cou est long ; sa gueule est armée de dents dont elle saisi sa proie avec une rage incroyable. Sans doute sa mauvaise réputation lui a donné un mauvais caractère, car c’est l’animal le plus irascible que je connaisse.

Deux phalanges, placées dans le même bocal, se précipitent à l’instant même l’une sur l’autre, et ne se lâchent que lorsque l’une des deux est non-seulement morte, mais en morceaux.

Il en est de même si on l’enferme avec un scorpion. Le scorpion lutte, mais finit presque toujours par être victime.

Le scorpion est connu : c’est le même que le scorpion d’Europe. Seulement, une variété de scorpions rouges est plus dangereuse que les scorpions jaunes, et une autre variété de scorpions noirs est plus dangereuse que les scorpions rouges.

Au moment où nous étions à Bakou, quoique ce fût au mois de novembre, et que par conséquent le temps fût froid relativement, on pouvait se donner le plaisir de trouver un scorpion ou deux sous chaque grosse pierre gisant au midi, au pied des murailles de la ville.

Le plus sûr préservatif contre le scorpion, la phalange et même les serpents, pour les voyageurs obligés de bivaquer en plein air ou de camper sous une tente, est de coucher sur une peau de mouton.

Cela tient à ce que le mouton est l’ennemi le plus acharné de ces animaux.

Le mouton adore le scorpion et la phalange ; autant de ces insectes rencontrés par un troupeau de moutons, autant de mangés. L’été on les voit fuir devant les moutons en pâturage, en telle quantité que l’herbe en fourmille et en remue.

Un autre animal, non-seulement presque aussi dangereux, mais encore plus fatigant et plus insupportable que scorpions, phalanges et serpents, en ce qu’on ne peut pas s’en garantir, c’est le moustique.

Pendant cinq mois de l’année, du mois de mai à la fin de septembre, l’atmosphère, à partir de Kasan jusqu’à Astérabad, appartient aux moustiques.

Invisibles à l’œil, impalpables à la main, voletant à l’aide de deux ailes verticales, ils passent à travers les plus fins tissus, pénètrent tout entiers dans la peau, y font naître des démangeaisons aussi douloureuses que les brûlures, lesquelles amènent des pustules qui, pendant trois ou quatre mois, laissent à peu près les mêmes traces que la petite vérole.

Il existe un village de Perse où jamais ne s’arrêtent les voyageurs. Ce village se nomme Meahnié.

Dans ce village seulement, produite on ne sait par quoi, existe une petite punaise dont la piqûre est mortelle pour les étrangers.

Les gens du pays, chose fort étrange, n’éprouvent, lorsqu’ils sont piqués par elle, d’autre effet que celui que leur produirait une piqûre ordinaire.

Maintenant, puisque nous y sommes, un mot des sauterelles, cette septième et dernière plaie de l’Égypte.

Les sauterelles font en Géorgie et en Perse de véritables invasions. On voit tout à coup apparaître à l’horizon un nuage noir au milieu d’un ciel serein.

Il vous semble que c’est un orage.

Mais ce nuage arrive si vite, que vous comprenez bientôt que jamais trombe n’a marché d’un pareil pas, fût-elle fouettée par l’aile du vent.

D’ailleurs, ce nuage est livide.

Ce nuage, ce sont des milliards de sauterelles.