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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/126

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le caucase

Cette fois il demandait si, dans le cas où cette escorte s’élèverait à cinquante mille hommes, elle serait nourrie et logée aux frais du gouvernement russe.

Le général Rosen, sans trop comprendre le but ni la finesse de la plaisanterie, commença de s’apercevoir que Kasi-Moullah plaisantait. Il lui envoya alors son interprète Mirza-Ali pour savoir définitivement de lui ce qu’il désirait.

Mirza-Ali est musulman de la secte sunnite.

Mirza-Ali fut introduit devant Kasi-Moullah et lui exposa la demande du général Rosen.

Sans lui répondre Kasi-Moullah fit venir deux exécuteurs, les fit placer, une hache à la main, l’un à droite, l’autre à gauche de Mirza-Ali, ouvrit le Coran et lui fit lire le chapitre de la loi où il est dit que tout musulman qui portera les armes contre un musulman sera puni de mort.

C’était tellement le cas de Mirza-Ali, servant le général chrétien Rosen contre le prophète Kasi-Moullah, qu’il n’y avait point à s’y tromper.

Aussi commença-t-il de trembler et de défendre sa tête par les meilleures raisons qu’il put trouver.

Il était, disait-il, un pauvre Tatar qui n’était pas maître de servir qui il voulait, mais qui devait servir celui entre les mains duquel le sort l’avait placé.

Il était tombé aux mains des Russes, et de force il servait les Russes.

Kasi-Moullah ne répondait rien, mais sans doute toutes ces raisons lui paraissaient-elles médiocres, car il fronçait de plus en plus le sourcil ; et plus il fronçait le sourcil, plus le tremblement de Mirza-Ali augmentait.

Mirza Ali redoubla d’éloquence.

Son plaidoyer dura un quart d’heure.

Au bout d’un quart d’heure Kasi-Moullah trouva la punition suffisante et annonça au pauvre interprète que pour cette fois il lui pardonnait, mais qu’il eût garde de jamais se présenter devant lui.

Mirza-Ali en fut quitte pour la peur : mais la peur avait été telle, que le tremblement dont il avait été pris à ce terrible froncement de sourcil du Jupiter caucasien lui est resté jusqu’aujourd’hui et lui restera probablement jusqu’à sa mort.

Aussi est-ce un bonheur pour Ivan de lui faire raconter son histoire, et n’avait-il pas laissé échapper une aussi bonne occasion que celle qui se présentait de renouveler les transes et de redoubler le tremblement du pauvre Mirza-Ali.

Le thé était pris ; il y avait deux histoires racontées. Je devais une récompense à mon excellent interprète. Je lui offris non-seulement de lui faire voir mes fusils, mais de les lui faire essayer dans la cour.

Alors il redevint enfant, bondit de joie, frappant des mains, et descendit le premier, et tout en courant, l’escalier.

Des six fusils que j’avais emportés, il m’en restait quatre. Les deux autres étaient partis en cadeaux ou en échange.

Deux étaient de simples fusils à deux coups : l’un de Zaoué, de Marseille, et l’autre de Perrin-Lepage.

Les deux autres étaient deux excellentes armes de Devisme.

L’un, dont je me sers depuis plus de vingt ans, est un des premiers fusils du système Lefaucheux que Devisme ait faits.

L’autre est une carabine pareille à celle qui fut donnée à Gérard, le tueur de lions, par le Journal des Chasseurs.

La portée de la carabine est prodigieuse, sa justesse admirable.

Mais carabines et fusils à deux coups ordinaires, mon jeune prince connaissait tout cela. Ce qu’il ne connaissait pas et ce qui poussa son étonnement jusqu’à l’admiration, ce fut le fusil qui se chargeait par la culasse.

Avec une admirable intelligence, il comprit à l’instant même le mécanisme de la bascule et la fabrication de la cartouche.

Ce qu’il y avait de curieux, c’est qu’il écoutait la démonstration appuyé à un grand cerf privé qui semblait de son côté y prendre intérêt, tandis qu’un énorme bélier noir, couché quatre pas de là, moins curieux que le cerf, ne paraissait prêter qu’une attention secondaire à notre conversation, se contentant de lever de temps en temps la tête et de nous regarder dédaigneusement.

De peur qu’il arrivât quelque accident au jeune prince, je voulus faire avant lui l’expérience du fusil à bascule. Je fis dresser une planche, ou plutôt une poutre, à l’extrémité de la cour opposée à celle où nous étions. J’introduisis les deux cartouches à balles dans les deux canons, je refermai la bascule, et, tout en me promettant de regarder du coin de l’œil le bond qu’allaient faire le cerf et le mouton noir, je lâchai mes deux coups.

À mon grand étonnement, ni le cerf ni le bélier ne bougèrent. Tous deux étaient dès longtemps habitués aux coups de fusil, et en prenant un peu de peine à compléter leur éducation guerrière, ils eussent, comme ces lièvres que l’on montre aux foires, battu le tambour et tiré des coups de pistolet.

Pendant que j’admirais le courage des deux animaux, Ivan poussait des cris de joie ; il avait couru à la poutre : une des balles l’avait écornée, l’autre avait porté au beau milieu.

— Oh ! à mon tour, à mon tour, cria-t-il.

C’était trop juste.

Cette fois je lui donnai les cartouches et le laissai charger le fusil lui-même.

Il y arriva non-seulement sans erreur, mais sans hésitation. Il lui suffisait de m’avoir vu faire une fois pour m’imiter en tout point.

Mais le fusil chargé, il chercha un point d’appui. Je voulus le dissuader de tirer de cette façon, mais il n’y voulut pas consentir. Les Orientaux tirent bien, mais presque toujours ne tirent bien qu’à cette condition.

Il trouva un tonneau, — on trouvait de tout dans cette cour, — et s’appuya dessus.

Malgré cet appui, les deux coups passèrent l’un à gauche, l’autre à droite de la planche, l’effleurant presque, mais ne la touchant pas.

Il rougit de dépit.

— Puis-je tirer encore ? me demanda-t-il.

— Je crois bien ! tant que vous voudrez, cartouches et fusil sont à votre disposition. Seulement, laissez-moi vous mettre un point de mire à la cible : vous ne l’avez manqué que parce que rien ne fixait votre œil.

— Bon, vous dites cela pour me consoler.