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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/127

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le caucase

— Non, je dis cela parce que c’est la vérité.

— Comment l’avez-vous touchée, vous, alors, sans point d’appui ?

— Parce que je m’en suis fait un.

— Lequel ?

— Un clou que vous voyez à peine, mais que je vois, moi.

— Je le vois aussi.

— Eh bien, à ce clou je vais attacher un morceau de papier, et cette fois je vous réponds que vous mettrez une balle au moins dans la planche.

Il secoua la tête en tireur qu’une première expérience manquée a rendu défiant.

Pendant le temps qu’il tirait du canon les vieilles cartouches et en mettait de nouvelles, j’allai placer contre la poutre un morceau de papier rond de la dimension de la paume de la main.

Puis je m’écartai d’une dizaine de pas en lui disant :

— Tirez.

Il s’agenouilla de nouveau, s’appuya une seconde fois à son tonneau, visa longtemps et fit feu une première fois.

La balle porta en pleine poutre, en droite ligne, à six pouces au-dessous du papier.

— Bravo ! lui criai-je ; mais vous avez donné en tirant une légère secousse à la détente, cela a fait baisser le coup.

— C’est vrai, dit-il, j’y ferai attention cette fois-ci.

Il lâcha son second coup. La balle porta franchement dans le papier.

— Eh bien ! quand je vous le disais ! m’écriai-je.

— Est-ce que je l’ai touché ? demanda-t-il tout tremblant d’espoir.

— En plein ; venez voir.

Il jeta le fusil et accourut.

Je n’oublierai jamais cette belle figure enfantine jusque-là, prenant tout à coup l’expression de la virilité sous le rayonnement de l’orgueil.

Il se retourna vers le prince, qui avait suivi jusque dans ses moindres détails cette scène du balcon.

— Eh bien ! père, lui cria-t-il, tu peux me laisser aller en expédition avec toi, maintenant que je sais tirer un coup de fusil.

— Et d’ici à trois ou quatre mois, mon cher prince, lui dis-je, vous recevrez de Paris, pour le jour où vous ferez vos premières armes, un fusil pareil au mien.

L’enfant me tendit la main.

— C’est vrai ce que vous me dites là ?

— Je vous en donne ma parole, mon prince.

— Je vous aimais déjà avant de vous connaître, me dit-il. mais je vous aime encore bien plus, depuis que je vous connais.

Et il me sauta au cou.

Pauvre cher enfant ! certainement que tu l’auras, ton fusil, et puisse-t-il te porter bonheur !

CHAPITRE XXXI.

Noukha. — Les rues, les Lesguiens, le bazar, les orfévres, les selliers,
la soie, l’Industrie, le palais des khans.

Après le déjeuner, je demandai au jeune prince s’il voulait bien me faire voir la ville, et surtout me conduire au bazar.

Il demanda d’un regard la permission à son père, qui la lui accorda d’un signe de tête.

Il y avait une admirable sympathie entre ces deux nobles créatures. Elles tenaient, on sentait cela, l’une à l’autre par le cœur.

Seulement le prince donna un ordre à Nicolas, — Nicolas était l’Essaoul particulier du jeune prince, — et quatre noukers, Nicolas non compris, resserrèrent leurs ceintures, rajustèrent leurs kangiars, enfoncèrent leurs papacks et s’apprêtèrent à nous accompagner.

Le petit prince, outre son kangiar, prit un pistolet, regarda s’il était bien amorcé, et le passa à sa ceinture.

Les douze ou quinze Essaouls [1], toujours sous la conduite de leur chef Badridze, échangèrent quelques paroles entre eux, et Badridze dit au prince Tarkanoff que son fils pouvait sortir sans danger.

Depuis deux nuits il veillait avec ses hommes dans les bois qui environnent Noukha, et n’avait rien vu.

D’ailleurs il n’était pas probable que ce serait en plein jour que les Lesguiens tenteraient une entreprise quelconque sur une ville de douze à quatorze mille âmes.

Nous sortîmes. Nicolas marchait le premier, à dix pas de nous ; nous venions ensuite avec les princes, Moynet, Kalino et moi ; enfin la marche était fermée par les quatre noukers.

Nous étions dans toutes les conditions d’une armée qui ne saurait être surprise, ayant son avant-garde et son arrière-garde.

La sécurité que nous inspirait cette disposition stratégique nous permit d’examiner la ville tout à notre aise.

Cette ville était un charmant village de deux ou trois heures de tour.

À part, au centre de la ville, dans les rues marchandes, chaque maison avait son enclos, ses arbres magnifiques, sa source.

Beaucoup de ces sources s’élançaient en bouillonnant hors des haies et traversaient le chemin.

Le prince habitait, relativement au reste de la ville, une maison de campagne. De là venaient les grandes précautions qu’il était obligé de prendre.

Nous fîmes à peu près une verste avant d’arriver à la rue principale. Cette rue principale servait de lit à une petite rivière qui couvrait un sol de gravier de deux pouces d’eau.

On marchait dans cette rue de trois façons : en gagnant une espèce de trottoir pratiqué de chaque côté, mais semblant n’être à l’usage que des chèvres et des acrobates ;

En sautillant de pierre en pierre, comme font les hochequeues ;

  1. Je devrai dire essouli ; mais je fais des noms indéclinables, éviter la confusion.