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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/129

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le caucase

défendue. Tant mieux pour celui à qui la nature a donné de bons bras : il s’en sert, il n’y a rien à dire. Tenez, voilà de jolies selles, je vous conseille, si vous êtes pour en acheter, d’en acheter ici : vous les trouverez à meilleur marché que partout ailleurs.

J’achetai deux selles brodées pour vingt-quatre roubles. On ne les aurait pas en France pour deux cents francs, ou plutôt on ne les aurait en France à aucun prix.

Nous fûmes rejoints en ce moment par un bel officier portant le costume tcherkesse. Il présenta ses compliments au jeune prince.

Le prince se retourna de mon côté et me le présenta à son tour.

— Mohammed-Khan, me dit-il.

— Ce n’était pas me dire grand’chose. Je saluai. Le jeune officier avait la croix de Saint-Georges et de magnifiques armes.

La croix de Saint-Georges est toujours une grande recommandation personnelle pour celui qui la porte. Elle ne se donne qu’à la suite d’une action d’éclat et dans un conseil de chevaliers.

— Vous me direz ce que c’est que Mohammed-Khan, n’est-ce pas, mon prince ? dis-je à Ivan.

— Oui, tout à l’heure.

Il adressa quelques mots à Mohammed-Khan, dans lesquels je compris qu’il lui parlait de mes armes ; puis il revint à moi, et Mohammed-Khan marcha derrière lui.

— Il a été question de mes fusils, n’est-ce pas, mon prince ?

— Oui, il connaît de nom l’armurier qui les a faits. Il a la réputation de notre kérim. Vous permettrez qu’il les voie, n’est-ce pas ?

— Avec grand plaisir.

— Maintenant, voici ce que c’est que Mohammed-Khan : d’abord, c’est le petit-fils du dernier khan de Noukha. Si la ville et les provinces n’étaient pas aux Russes, elles seraient à lui. On lui a fait une pension, et on lui a donné, ou plutôt il a gagné le grade de major. C’est le neveu du fameux Daniel-Sultan.

— Comment ! du naïb bien-aimé de Chamyll, le beau-père de Hagg-Mohammed ?

— Justement.

— Comment l’oncle sert-il Chamyll, et le neveu les Russes ?

— Il y a eu un malentendu dans tout cela : Daniel-Sultan a été au service russe comme khan d’Elissou ; le général Schawrtz, commandant à cette époque la ligne lesguienne, le traita, à ce qu’il paraît, un peu légèrement. Daniel-Sultan se plaignit tout haut, menaça peut-être. — Vous comprenez, on ne sait jamais à quoi s’en tenir positivement sur toutes ces choses-là. — Daniel-Khan avait un secrétaire arménien ; le secrétaire arménien écrivit au général Schawrtz que son maître voulait passer à Chamyll. La lettre, au lieu d’être portée à son adresse, fut remise à Daniel-Khan : il tua son secrétaire d’un coup de poignard, monta à cheval et passa effectivement à Chamyll. C’était en 1845. S’il faut l’en croire, mon père l’a beaucoup connu, il avait été poussé à bout ; il avait été à Tiflis et avait demandé un congé pour aller à Pétersbourg, voulant parler à l’empereur lui-même. Mais on lui avait refusé le congé qu’il demandait, et on lui avait donné une escorte, non pas pour lui faire honneur, mais pour le surveiller. En 1852, il essaya de se rallier et vint à Garnei-Magalli. Là, par l’entremise du baron Vrangel, il fit demander au prince Woronzoff à rentrer au service russe. Il y mettait pour seules conditions de rester à Magalli. Il était trop près de Chamyll et pouvait entretenir des relations avec lui. On lui offrit de lui rendre son grade, mais à la condition qu’il habiterait Tiflis ou le Karabach. Il refusa et retourna près de Chamyll. Depuis ce temps il est à la tête de toutes ses expéditions et nous fait le plus grand mal.

— Est-il arrivé que l’oncle et le neveu se soient rencontrés dans un combat ?

— Cela est arrivé deux fois.

— Et dans ce cas-là que font-ils ?

— Ils se saluent et vont chacun de son côté.

Je regardai avec un nouvel intérêt ce beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, qui me rappelait l’Amalat-Beg de Marlynsky, moins son crime, bien entendu.

Il était né au palais que nous allions visiter et qui n’est au pouvoir des Russes que depuis 1827. Je proposai au jeune prince, de peur de réveiller dans Mohammed-Khan de tristes souvenirs, de remettre ma visite à un autre moment. Il fit part à celui-ci de ma crainte, mais Mohammed-Khan s’inclina en disant :

— J’y suis déjà rentré lors du passage des grands-ducs.

Et nous continuâmes notre chemin.

Le palais des khans est, comme sont d’habitude ces sortes de constructions, bâti sur le point le plus élevé de la ville. Seulement il est d’architecture moderne et date de 1792.

Il fut élevé par Mohammed-Assan-Khan. La dynastie à laquelle il appartenait avait commencé en 1710. L’homme remarquable de toute cette dynastie avait été son fondateur, Hadji-Djelabi-Khan, de 1735 à 1740. Il livra plusieurs batailles à Nadir-Schah, et le vainquit dans toutes les rencontres. Il soumit tout le Chirvan, poussa ses conquêtes jusqu’à Tawriz, la prit, y laissa un lieutenant et étendit sa domination jusqu’à Tiflis.

Quand les deux frères géorgiens, Alexandre et Georges, se disputaient, en 1798, la couronne de leur père Héraclée, qui n’était pas mort, Alexandre, proscrit, se sauva à Noukha, et, reçu par Mohammed Assan-Khan, fut caché dans la forteresse, où, tout musulman qu’il fût, Assan-Khan lui permit de se faire dire la messe par un prêtre grec. Cette tolérance fit croire aux Tatars que leur khan voulait se faire chrétien. Ils se révoltèrent contre lui, et Alexandre fut obligé de s’enfuir en Perse. En 1825, il revint. C’était Hassan-Khan, neveu de Mohammed-Khan, qui le reçut à son retour, fidèle aux traditions de la famille. Il le reconnut comme roi de Géorgie, quoique la Géorgie appartînt aux Russes depuis vingt-deux ans ; mais en 1826 les victoires des Russes sur les Perses forcèrent le khan et son protégé de s’enfuir à Erivan, encore ville persane à cette époque.

Alexandre y mourut en 1827. En 1828, les Russes occupèrent Noukha et ne l’ont point abandonné depuis.

Le château est une ravissante construction que le pinceau seul peut reproduire avec ses inextricables entassements et ses interminables arabesques. L’intérieur a été remis à neuf sur les dessins anciens, pour le passage des grands-ducs, qui y ont logé. Seulement la restauration n’a pas monté l’escalier