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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/128

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le caucase

Ou en marchant bravement au beau milieu de l’eau.

C’était ce dernier parti que prenait le commun des martyrs. Les délicats avaient le choix entre les deux autres.

Ce passage traversé, le ruisseau s’encaissait entre deux rives assez élevées. La rive gauche était bordée de maisons dont quelques-unes trempaient leurs pieds dans l’eau ; la rive droite formait un boulevard élevé, garni de boutiques. Les deux rives étaient couvertes d’arbres qui, en se joignant, formaient berceau au-dessus de l’eau bouillonnante. D’une rive à l’autre on passait sur des ponts composés de planches juxtaposées, ou de troncs d’arbres abattus dont le pied portait sur un bord et la tête sur l’autre, dont on n’avait abattu que les branches gênant la circulation, et dont les autres branches, grâce à un reste de racines persistant à vivre et à s’enfoncer dans la terre, continuaient à se couvrir de feuilles, tout horizontal qu’était le tronc qui les alimentait.

Au fond, des montagnes escarpées, abruptes, pittoresques, faisaient un de ces lointains assortis au paysage, comme la nature seule en ose inventer.

Je n’ai jamais rien vu de plus charmant que cette vue, qui, dans des proportions plus grandioses, rappelait un peu celle de Kisslarr.

Enfin, on arrivait au vrai bazar en tournant brusquement à gauche par une pente, ou plutôt par un escalier brut que jamais voiture n’avait franchi.

Là se tenait la foule compacte des passants, des curieux, des acheteurs et des vendeurs.

Outre les marchands en boutique bordant les deux côtés de la rue dans ces échoppes si misérables et cependant si pittoresques de l’Orient, il y avait, si l’on peut se servir de cette expression, les marchands marrons faisant leur commerce en parcourant les groupes, chacun vendant une chose, jamais deux : les uns des sabres, des poignards ou des pistolets et des fusils de Kouba ; les autres, des tapis de Schumaka ; les autres, des soies écrues et encore en écheveaux, venant de la montagne. Au milieu de tous ces marchands fantaisistes circulaient les Lesguiens avec de grandes carcines pleines de pièces de draps fabriqués par leurs femmes. Ces draps de couleur blanche, chamois ou jaunâtre, sont les plus estimés du Caucase, inusables qu’ils sont, et résistant aux épines, qu’ils arrachent de leurs tiges plutôt que de se laisser entamer. Chaque pièce de ce drap, dans laquelle il y a de quoi faire une tcherkesse et un pantalon pour un homme d’une taille ordinaire, se vend de six à douze roubles, c’est-à-dire de vingt-huit à quarante-huit francs, selon sa qualité. Les uns comme les autres sont imperméables, et, malgré leur souplesse, ils semblent plutôt un tricot qu’un tissu. L’eau glisse sur eux sans les traverser jamais.

J’achetai deux pièces de ces draps. Peut-être nos négociants de Louviers et d’Elbeuf ont-ils quelque chose à gagner en les étudiant.

En opposition à ces marchands vagabonds qui sollicitent humblement la pratique, les marchands en échoppe, quelque chose qu’ils vendent, se tiennent gravement assis et attendent le client, sans faire aucuns frais pour l’attirer ou le retenir. Aucun de ces dédaigneux commerçants ne semble avoir envie de vendre. — Voilà ma marchandise : prenez-la, payez-la et emportez-la si elle vous convient : sinon, passez : je puis parfaitement vivre sans vous, et si j’ouvre boutique sur rue, c’est pour avoir un cadre avec de l’air et du soleil, et fumer tranquillement ma pipe, en regardant circuler les passants.

Ils ne disent pas précisément cela ; mais c’est écrit mot pour mot sur leur visage.

Là on fait de tout, là on vend de tout. Les trois bazars les plus beaux que j’aie vus, et je n’excepte pas celui de Tiflis, que je leur trouve inférieur de beaucoup, sont ceux de Derbent, de Bakou et de Noukha.

Quand je dis : là on fait de tout, là on vend de tout, entendons-nous bien : on fait de tout et l’on vend de tout dans la mesure des besoins d’une ville persane, russe d’hier, et qui ne sera jamais européenne.

Là on fait et l’on vend des tapis, des armes, des selles, des cartouches, des coussins, des couvertures de table, des papacks, des tcherkesses, des chaussures de toutes les façons, depuis la sandale montagnarde jusqu’à la botte à la poulaine de la Géorgie. Là on fait et l’on vend des bagues, des bracelets, des colliers à un, deux et trois rangs de pièces de monnaie tatare, des coiffures qu’envieraient nos bohémiennes de théâtre, et avec lesquelles on ferait faire des bassesses à la belle Nyssa elle-même, des épingles, des corsages d’où pendent des fruits d’or ou d’argent, emblèmes des fruits plus précieux encore qu’ils sont destinés à renfermer.

Et tout cela reluit, miroite, grouille, se dispute, se bat, tire les couteaux, frappe du fouet, crie, menace, injurie, s’envoie des salamalecs, se salue en croisant les mains sur la poitrine, s’embrasse, et vit entre la dispute et la mort, entre le bout du canon d’un pistolet et la pointe d’un kangiar.

Nous entendîmes des cris, nous regardâmes : trois ou quatre Lesguiens soumis, de ceux qui viennent vendre leurs draps, avaient arrêté, en le retenant, un cavalier par la bride. Que voulaient-ils de lui ? je n’en sais rien. Que leur avait-il fait ? je l’ignore. Lui menaçait, eux criaient. Il prit son fouet et frappa à la tête un homme qui tomba ; en même temps son cheval s’abattit et il disparut dans le tourbillon. Mais en ce moment un nouker qui le suivait arriva et se mêla de la partie : à chaque coup de poing qu’il donnait un homme tombait ; le cavalier alors se releva, reparut à cheval, frappa à droite et à gauche de son terrible fouet comme d’un fléau, la foule s’ouvrit devant lui, son nouker sauta en croupe, et tous deux s’éloignèrent au galop, laissant derrière eux deux ou trois Lesguiens sanglants et à moitié assommés, sur le carreau.

— Qu’est-ce que cet homme, et que lui voulaient donc ces Lesguiens ? demandai-je au jeune prince.

— Je n’en sais rien, me répondit-il.

— Et vous ne désirez pas le savoir ?

— Pourquoi faire ? pareille chose arrive à chaque instant. Les Lesguiens l’ont insulté, il les a battus. C’est à lui maintenant de se bien tenir. Une fois loin de la ville, gare au poignard et aux coups de fusil.

— Et dans la ville ils ne se servent pas de leurs armes ?

— Oh ! non, ils savent bien que celui qui donnerait un coup de couteau ou tirerait un coup de pistolet à Noukha, mon père le ferait fusiller.

— Mais si un homme en assomme un autre d’un coup de fouet ?

— Oh ! le fouet est autre chose. Le fouet n’est pas une arme