Aller au contenu

Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/199

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
195
le caucase

Je me trompais :

Au reste, je n’ai jamais vu de plus triste aspect que celui de la station de Tchalaky pendant cette nuit.

La terre semblait morte et couverte d’un immense linceul, la lune nageait pâle et comme à l’agonie dans un océan de neige ; on n’entendait d’autre bruit que le murmure plaintif d’un lointain cours d’eau ; de temps en temps aussi le silence était interrompu par le vagissement d’un chacal ou le hurlement d’un loup, puis tout retombait dans un calme de mort.

Je rentrai. J’avais encore plus froid au cœur qu’au corps.

À neuf heures du matin, c’est-à-dire au moment de notre départ, tout avait pris un autre aspect ; le ciel s’était épuré, le soleil brillait et répandait une certaine chaleur, des milliards de diamants brillaient dans la neige, et les hurlements des loups et les vagissements du chacal s’en étaient allés avec les ténèbres.

On eût dit que pour un moment Dieu, regardant sur la terre, laissait voir son visage à travers l’azur du ciel.

Comme il avait été impossible de se procurer deux traîneaux, Timaff était obligé de nous suivre sur sa télègue.

Mais on a vu que cela l’inquiétait fort peu ; quand le digne homme ne pouvait pas nous suivre, il restait en route, et tout était dit.

Au reste, nous avions fait en deux jours quinze ou seize lieues, il ne nous en restait plus que soixante, et nous avions encore huit jours.

L’officier avait promis de nous laisser partout où il passerait des nouvelles du chemin, afin de nous prémunir contre les difficultés.

Vers midi nous arrivâmes à Gory. Notre jeune Arménien, et dans une bonne intention, avait ordonné aux hiemchicks de nous conduire droit chez son beau-frère.

La gelée avait été si intense, que la télègue avait pu nous suivre.

Les bonnes réceptions sont un malheur quand on est pressé. Dès que je m’aperçus que le beau-frère de Grégory s’apprêtait à nous bien recevoir, je compris que nous gagnions un bon déjeuner, mais que nous perdions vingt-cinq verstes.

Un bon déjeuner perdu se rattrape un jour ou l’autre, vingt-cinq verstes perdues ne se rattrapent jamais.

J’avais dit à Grégory de faire demander les chevaux pour partir aussitôt le déjeuner. Dans l’espoir de nous garder une heure de plus, on ne fit demander les chevaux qu’une heure après.

Le maître de poste répondait naturellement qu’il n’y avait pas de chevaux à la poste.

J’expliquai à Grégory que sans doute on avait négligé de montrer notre paderodgni au maître de poste, et que sa réponse avait été faite dans l’ignorance de nos deux cachets.

Il envoya le domestique avec le paderodgni, le maître de poste répondit que l’on aurait des chevaux à quatre heures.

Moynet prit son paderodgni d’une main, un fouet de l’autre, se fit accompagner de Grégory pour lui servir d’interprète, et partit.

Le pauvre Grégory ne comprenait rien à cette manière de procéder ; Arménien de naissance, et, par conséquent, appartenant à une nation sans cesse subjuguée, à un peuple sans cesse traité en esclave, il ne comprenait point que l’on pût commander, et, au besoin, appuyer son commandement d’un coup de fouet.

Je ne le comprenais pas non plus en entrant en Russie, seulement, c’était par une autre raison ; l’expérience me prouva que j’étais dans mon tort.

Cette fois encore ce fut le fouet qui eut raison. Moynet et Grégory revinrent en annonçant qu’il y avait quinze chevaux dans l’écurie, et que six de ces quinze chevaux et deux postillons seraient à notre porte dans un quart d’heure.

J’écris cela, et en l’écrivant je me dis à moi-même que c’est pour la cinquième ou sixième fois que je le répète ; mais je le répète, convaincu que je rends un véritable service aux étrangers qui feront la même route que j’ai faite, — il y en aura peu, je le sais bien, mais n’y en eût-il qu’un, il faut qu’il soit averti.

Seulement, au Caucase, qu’il sache à qui il s’adresse ; son premier regard le lui dira. Si le smatritel s’offre à lui avec le visage ouvert, le nez droit, les yeux, les sourcils et les cheveux noirs, les dents blanches, s’il est coiffé du papack pointu et frisé court, c’est un Géorgien.

Quelque chose que le Géorgien lui dise, il lui dit la vérité.

Si c’est qu’il n’y a pas de chevaux, inutile de s’emporter, inutile de frapper, ce serait même plus qu’inutile, ce serait dangereux.

Mais si le maître de poste est Russe, il ment ; il veut faire payer double ; il a des chevaux ou en trouvera.

C’est triste à dire, mais comme c’est une vérité, il faut la dire.

Je ne suis pas de l’avis de ce philosophe qui disait :

— Si j’avais la main pleine de vérités, je mettrais ma main dans ma poche, et je boutonnerais ma poche par-dessus.

Le philosophe avait tort. Un jour ou l’autre, une vérité, si petite qu’elle soit, se fait jour ; la vérité sait bien se faire ouvrir les mains et déboutonner les poches, elle qui a fait éclater les murs de la Bastille.

Et en effet, vingt minutes après, nous vîmes arriver les chevaux.

Pendant tout ce temps perdu, j’avais risqué une excursion dans les rues de Gory ; par malheur, c’était jour de fête, et le bazar était fermé. Dans les villes du Caucase, où il n’y a pas de monument, sinon quelque église grecque toujours la même, qu’elle soit vieille ou moderne, du dixième ou du dix-neuvième siècle, quand le bazar est fermé, il n’y a plus rien à voir, à part quelques mauvaises baraques en bois que les habitants appellent des maisons, et une maison en pierre ou en briques, à toit vert et recrépie à la chaux, que l’on appelle le palais.

C’est dans cette maison qu’habite le gouverneur.

Mais je serais injuste pour Gory si je disais qu’il n’y a que cela.

Je vis, à travers l’étroite ouverture des rues, les ruines d’un vieux château fort du treizième ou quatorzième siècle, qui me parurent magnifiques.

Elles étaient perchées au haut d’un roc, et d’où je les voyais il semblait impossible de comprendre par où ceux qui avaient bâti ce château avaient monté jusque-là.

Il était plus simple de croire que le bon Dieu l’avait des-