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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/200

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le caucase

cendu du ciel avec un fil, et l’avait posé d’aplomb sur son rocher en disant :

— Voilà le droit divin.

Au reste, je me promettais de le regarder de tous mes yeux en m’éloignant de Gory.

Les chevaux attelés, nous montâmes dans notre traîneau, le Timaff monta sur sa télègue.

À midi, le soleil avait amené un dégel momentané, et depuis une heure le ciel se couvrait.

Nous étions prêts à nous mettre en route, l’hiemchick avait déjà son fouet levé, quand, après avoir échangé quelques paroles avec un cavalier, le beau-frère de Grégory se retourna vers nous, et d’un air consterné :

— Messieurs, dit-il, vous ne pouvez point partir.

— Et pourquoi cela ?

— Voilà un cavalier qui me dit que l’Iaqué n’est pas guéable ; il vient de la traverser, et son cheval a été presque emporté par le courant.

— N’est-ce que cela ?

— Absolument.

— Eh bien, nous la traverserons à la nage, mon cher monsieur, c’est l’enfance de l’art, et nos nourrices nous ont bercés avec une chanson sur cet air-là : Les canards l’ont bien passée.

Et nous partîmes au milieu de l’étonnement général.

Quelques Géorgiens des plus ingambes se mirent même à courir les uns à côté des autres derrière notre traîneau, pour voir comment nous passerions la rivière.

À une verste de Gory, nous la rencontrâmes nous barrant le chemin : elle roulait furieuse et bruyante, traînant avec elle des glaçons qui semblaient la paver comme des dalles mal jointes ; mais la violence de son cours était telle, qu’elle ne devait jamais prendre ; deux verstes plus loin, elle allait se jeter dans la Koura.

À cette vue, notre enthousiasme fut un peu refroidi ; les hiemchicks levaient les bras au ciel, faisant des signes de croix.

Sur ces entrefaites, un cavalier, venant du côté opposé, examina un instant, lui aussi, la rivière, étudia son courant, choisit sa place et mit son cheval à l’eau.

Le cheval eut bientôt de l’eau jusqu’au ventre, mais au milieu de la rivière, il parut avoir trouvé un tertre caché sous l’eau, et pendant cinq ou six pas il marcha presque à sec ; puis il se remit à l’eau, s’enfonça de nouveau jusqu’au ventre et regagna l’autre bord sans accident.

— Il faut prendre le chemin que vient de nous tracer ce cavalier, dis-je à Grégory.

Il transmit l’ordre aux hiemchicks, dont le premier mouvement fut de refuser.

Moynet tira doucement son fouet de sa ceinture et le leur montra.

Toutes les fois que l’on montre ce symbole à un hiemchick, il comprend que le fouet n’est pas pour le cheval, mais pour lui, et se décide à faire ce qu’il ne voulait pas faire.

Les nôtres longèrent les bords de l’Iaqué jusqu’à l’endroit où les pas du cheval étaient marqués sur la neige.

— C’est ici, dis-je à Grégory ; il ne faut pas laisser aux chevaux le temps de réfléchir.

Nous avions trois chevaux à notre traîneau, deux attelés aux brancards, un en arbalète.

L’hiemchick était monté sur le cheval en arbalète.

Il frappa son cheval. Grégory, debout sur le devant du traîneau, frappait les deux chevaux des brancards.

Tout le monde poussait des cris d’encouragement, même les spectateurs.

Les chevaux ne se mirent pas à l’eau, ils s’y élancèrent.

Le traîneau descendit à la rivière sans trop de secousses ; bientôt nous disparûmes ou à peu près au milieu des gerbes d’eau que le traîneau faisait voler autour de lui. Le premier cheval gagna le tertre, puis les deux autres.

Mais la montée n’était point en pente douce comme la descente ; le devant du traîneau heurta une pierre, et le choc fut si violent, que les traits du cheval en arbalète se rompirent, et que cheval et hiemchick allèrent rouler au milieu de l’Iaqué, tandis que Grégory piquait une tête sur la presqu’île.

Je dis presqu’île, non point parce qu’elle tenait au rivage par un point quelconque, mais parce qu’il ne s’en fallait que de six pouces qu’elle fût hors de l’eau.

Heureusement ces six pouces d’eau amortirent le coup, sans quoi le pauvre enfant se fendait la tête sur les cailloux.

Cramponnés à nos banquettes, nous restâmes inébranlables comme le justum et tenacem d’Horace.

Mais je dois dire que pour rester ainsi, il fallait être encore plus tenace que juste.

Ces sortes d’événements ont cela de bon, que ceux qui en sont victimes se fâchent, s’entêtent, ne veulent pas avoir le dernier, et, déployant tout ce qu’il y a en eux d’énergie, finissent par dompter l’obstacle.

L’hiemchick rattacha les traits de son cheval et se remit en selle ; Grégory remonta sur le traîneau, les coups et les cris redoublèrent, le traîneau arracha le rocher, comme un dentiste fait d’une dent, et se trouva à son tour sur le tertre, tandis que le premier cheval se trouvait avoir de l’eau jusqu’au ventre, et les autres, moins avancés que lui, jusqu’aux genoux.

Il ne fallait pas les laisser refroidir ; les cris : Pachol ! scarré ! pachol ! retentirent, les coups tombèrent comme grêle, les chevaux, enragés, passèrent le second bras avec la rapidité de l’éclair, et allèrent nous verser tous les trois sur l’autre rive.

Les canards avaient passé la rivière, ou plutôt nous avions passé la rivière comme des canards.

Nous nous dépêtrâmes de nos armes, de nos fusils et de nos caisses ; personne n’avait rien, nous avions fait seulement, comme disent les enfants, nos portraits dans la neige, et nous les laissions en souvenir de nous à l’Iaqué.

Restait Timaff et la télègue ; ma foi, j’avoue que je n’osai point regarder de son côté. Je le recommandai à Dieu ; je repris ma place dans le traîneau, Moynet et Grégory la leur, et nous criâmes de toutes nos forces : Scarré ! scarré ! afin de profiter du bénéfice de cette loi atmosphérique qui dit que la vitesse sèche.

Nous partîmes au galop au milieu des cris d’enthousiasme de nos nombreux spectateurs.

Mais je ne regardai pas la télègue ; je m’en dédommageai en regardant Gory. Rien de plus puissant et de plus terrible d’aspect que ce vieux château qui le domine.