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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/206

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le caucase

— Attendez, me dit Moynet, nous ne sommes pas au bout.

— Mais vous avez entendu, nous n’avons plus qu’à descendre.

— Oui, mais il y a descente et descente.

— Il y a d’abord la descente de la Courtille.

— Et puis la descente des enfers.

— Celle-là est facile, Virgile l’a dit : Facilis descensus averni.

— Que voulez-vous ! quelque chose me dit que Finot avait raison et que Virgile a tort.

— Allons, vous vous entêtez.

— Rappelez-vous M. Murrey et ses soixante bœufs.

— Eh ! mon cher, ces Anglais sont si excentriques ! On lui aura raconté qu’avec trente bœufs on mettait quatre heures à passer le Sourham, il en aura pris soixante pour ne mettre que deux heures.

Je dois le dire, les trois premières verstes que nous fîmes semblèrent me donner raison, puis un faible ravin commença de se creuser à ma gauche, la pente devint peu à peu plus rapide ; le ravin se creusait toujours, la pente devenait une glissade. Nous voyions devant nous des cimes d’arbres sur lesquels il nous semblait que notre traîneau allait passer, puis le chemin tournait brusquement à droite, et par son mouvement d’inclinaison nous pouvions voir jusqu’au fond du ravin, qui passait insensiblement du précipice à l’abîme. Un torrent roulait au fond de cet abîme ; c’était une des sources du Quirill. Il était évident que nous ne serions au bas du Sourham que quand nous nous trouverions de niveau avec le torrent, et le torrent était loin. Nous avions un postillon excellent, mais ayant la mauvaise habitude de frapper ses chevaux ; ses chevaux, de leur côté, avaient la mauvaise habitude, quand on les frappait, de se jeter de côté. Son porteur, à la suite d’un coup de fouet reçu entre les deux oreilles, fit un écart ; le cheval et le postillon disparurent dans la neige jusqu’à la ceinture.

En vérité, quoi qu’en dise M. de Grammont, il y a un Dieu pour des postillons qui battent leurs chevaux ; la tête du nôtre commença de poindre, puis ses épaules, puis son torse. Il tenait sa bride, qu’il tirait près lui, après la bride vint le cheval. La chute s’était arrêtée à un demi-pied de l’abîme.

Nicevo, nicevo, dit-il, et il remonta sur son cheval.

Cela voulait dire que ce n’était rien.

— Expliquez-lui, dis-je à Grégory, que cela peut n’être rien pour lui, mais que c’est quelque chose pour nous.

L’avertissement parut, à ce qu’il paraît, superflu à notre hiemchick, car il repartit plus rapide qu’auparavant ; il est vrai que son cheval, moins entêté que lui et profitant de l’exemple qui ne profitait pas à l’homme, ne fit plus d’écart, malgré les coups qu’il continuait de recevoir.

Au reste, du train que nous allions, il y avait un avantage, c’est que si une avalanche tombait, elle ne nous rejoindrait pas.

Mais ce qui nous semblait inouï, c’est que plus nous descendions, plus la route semblait, par un mouvement pareil au nôtre, s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Depuis notre départ de Tiflis, sans nous en apercevoir, nous allions montant sans cesse, et arrivés à la descente du Sourham, nous rendions en gros ce que nous avions pris en détail.

La descente dura deux grandes heures : pendant deux heures nous ne vîmes devant nous que des cimes d’arbres ; enfin, le bruit du torrent arriva jusqu’à nos oreilles, signe que nous approchions du fond de la vallée ; le traîneau, qui depuis le haut du Sourham inclinait lui-même comme la pente, menaçant au moindre choc de nous jeter à dix pas devant lui, reprit son assiette, et nous roulâmes parallèlement au torrent pendant quelques minutes.

Nous respirâmes.

En ce moment nous entendîmes retentir trois coups de fusil qui ressemblaient fort à des coups de canon ; en mer j’aurais cru à un vaisseau demandant du secours.

Tout à coup nous aperçûmes un gymnase, — j’avoue qu’à cette vue j’éclatai de rire ; — quels étaient les diables, les gnomes, les démons, qui venaient faire de la gymnastique dans un pareil endroit ?

Un monticule que nous franchîmes nous permit de voir un village caché dans un pli du terrain.

Quand je dis un village, je devrais dire les portes d’un village ; quant aux maisons, elles étaient entièrement ensevelies dans la neige.

Devant chaque porte on avait ouvert des tranchées qui communiquaient avec une espèces de rue.

Je crus naïvement que c’était la station.

C’était le village de Tsippa, distant de quinze verstes encore de la station.

La télègue avait beaucoup souffert dans la descente, elle avait versé deux fois, et comme on me disait que la portion de chemin qui nous restait à faire était la plus mauvaise, je dis aux hiemchicks de passer à l’arrière-garde et de marcher doucement ; pourvu qu’ils nous rejoignissent le lendemain matin, c’était tout ce qu’il fallait.

Quant à nous, nous prîmes les devants.

Le vent s’était élevé et la neige commençait à tomber.

Je ne comprenais pas trop comment le chemin qui nous restait à faire pouvait être plus mauvais que celui que nous avions fait et si l’on nous disait vrai, il était probable que nous n’arriverions pas à la station.

Nous nous remîmes en route.

Le torrent occupait presque tout le fond de la vallée, et le chemin qu’il laissait aux voyageurs, qui bien certainement allaient moins vite que lui, était à peine de la largeur du traîneau. Ce n’eût été rien s’il eût pu marcher côte à côte avec lui, mais les rochers en avaient réclamé leur part ; il en résultait que ce chemin allait sans cesse montant et descendant, comme le dos d’un chapeau ; joignez à cela les torrents se précipitant de la montagne pour se joindre à celui qui roulait au fond de la vallée, torrents qui avaient percé leur route sous la neige, en laissant la surface intacte et trompeuse, et vous vous rapprocherez un peu de l’idée que l’on peut se faire de l’effroyable route dans laquelle nous étions engagés pendant la nuit, par un vent à décorner, je ne dirai pas des bœufs, mais des buffles, et avec une neige qui empêchait de voir à dix pas devant soi.

Chaque fois que nous passions sur un de ces ponts fragiles jetés sur une eau courante, la neige s’enfonçait et le traîneau tombait dans le ravin. Il fallait alors des efforts inouïs aux chevaux pour le tirer de là. Il remontait presque verticale-