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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/209

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le caucase

Eh bien, mais, elles arriveront quand le courrier n’aura plus peur !

Cette fois, nous avions notre cuisine avec nous. Nous invitâmes notre Iméritien à souper ; mais c’était jour maigre, il refusa. Lui, de son côté, avait deux poissons salés.

Il m’en envoya un que je n’eus garde de refuser ; il était trop fraternellement offert.

Lui et ses deux noukers soupèrent avec l’autre.

Une chose incroyable, c’est la sobriété de ces pauvres seigneurs ruinés : on les rencontre voyageant, princes ou gentilshommes, — presque tous sont princes, — le prince à cheval, son faucon sur l’épaule, jouant de la mandoline et chantant un air lent et triste, ses deux noukers, resplendissants d’or ou d’argent, chargés d’armes magnifiques, venant derrière lui. L’un des deux noukers a dans sa karsine deux ou trois poissons salés pour les jours maigres, l’autre une poule salée pour les jours gras. Ils s’arrêtent dans une station de poste et demandent du thé, le breuvage indispensable ; ils mangent à eux trois, avec leurs doigts et en buvant dans le même verre, la moitié de leur poisson si c’est jour maigre, la moitié de leur poule si c’est jour gras, et en voilà pour jusqu’au lendemain à la même heure. Ils sont arrivés à leur destination : ils ont fait trente à quarante lieues en deux jours, et ont dépensé cinquante kopecks.

Le nôtre n’avait pas de faucon, mais il avait une mandoline ; le soir, comme nous venions de dîner, nous entendîmes le bruit de l’instrument, nous entrâmes sous prétexte de le remercier de son poisson, et nous le trouvâmes dans l’angle de la chambre, accroupi, les jambes croisées à la manière turque : ses deux noukers, couchés près de lui, l’écoutaient et le regardaient.

Je n’ai rien vu de plus beau, de plus gracieux, de plus poétique que cet homme.

Il voulut se lever quand nous entrâmes, nous le forçâmes de se rasseoir ; il voulut mettre sa mandoline de côté, nous le forçâmes de la garder ; nous le priâmes de chanter et de jouer, il joua et chanta tant que nous voulûmes.

Tous ces chants sont de simples modulations lentes et tristes, mais on peut les entendre des heures entières sans fatigue. Elles vous bercent sans vous endormir, et vous font rêver tout éveillé.

J’ai oublié de dire que depuis Tsippa nous n’étions plus en Géorgie, mais en Iméritie.

Il est vrai que l’Iméritie est toujours la Géorgie, cependant la langue diffère de la langue géorgienne à peu près dans la proportion où le provençal diffère de la langue française. Elle faisait autrefois partie de la Colchide, dont l’histoire se confond parfois avec celle des Romains, parfois avec celle des Persans, presque toujours avec celle des Géorgiens ; elle en fut détachée pour faire partie d’un royaume des Akbars, espèce d’apanage appartenant de droit à l’héritier du trône de Géorgie, comme le duché de Galles appartient de droit à l’héritier du trône d’Angleterre, mais en 1240 l’Iméritie devint une province indépendante qui eut ses princes régnants ; le dernier fut Salomon II, mort à Trébizonde en 1819.

Outre l’Iméritie, la Colchide fournit deux autres souverainetés également indépendantes, le Gouriel et la Mingrélie, nous écornerons l’un et nous traverserons l’autre.

On n’a pas idée de la beauté de cette race colchidienne ; les hommes surtout sont merveilleux de formes et d’allure pittoresque ; le moindre nouker a l’air d’un prince.

Seulement, à partir de l’Iméritie, le turban commence à s’introduire dans le costume au lieu du papack, qui disparaît. À l’heure qu’il est, Iméritiens, Gouriéliens et Mingréliens sont plus Turcs que Russes.

Et cependant les Turcs leur font une rude guerre ; il n’y a pas de jour que les Lazes ne franchissent la frontière, et n’enlèvent quelque femme au quelque enfant pour les aller vendre à Trébizonde. Il y a quelques mois, ils enlevèrent toute une famille ; comme les hommes du Gouriel sont fort braves, tout le village se mit à la poursuite. De peur que les enfants ne criassent, les ravisseurs les bâillonnèrent. Une petite fille mourut étouffée, une autre parvint à se débarrasser de son bâillon, les ravisseurs la jetèrent dans la rivière, où elle se noya.

Dernièrement, le consul de Batoum, dont la principale occupation est d’empêcher le commerce de chair blanche, parvint à rendre à la liberté une mère et une fille enlevées ensemble, mais vendues séparément ; lorsqu’il les réunit, et que la femme et l’enfant se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, elles ne parlaient plus la même langue.

Tout au contraire des femmes circassiennes, qui, misérables chez elles, regardent comme un grand bonheur d’être vendues, les Géorgiennes, les Iméritiennes, les Gouriéliennes et les Mingréliennes tremblent à cette idée et se défendent et combattent comme des hommes pour ne pas se laisser enlever.

Au reste, comme presque toutes sont très-jolies, il arrive souvent qu’elles sont achetées par des pachas et de riches Turcs, et qu’elles font ce qu’on appellerait chez nous une fortune.

Les hommes portent ou le costume géorgien, ou le costume tcherkesse ; seulement, au lieu du papack pointu des Géorgiens, ou rond des Tcherkesses, ils portent ou le turban, comme le portait Luka, c’est le nom de notre Iméritien, ou une charmante petite culotte qui a la forme d’une grande fronde, et qui en effet n’est autre chose que la fronde doublée de proportions. Chez les gens du peuple, elle est noire, bordée d’un galon rouge ou vert ; chez les princes ou les grands seigneurs, elle est blanche, rouge ou bleue, brodée d’or.

J’ai deux de ces coiffures, l’une qui m’a été donnée par le prince Nicod, fils de la reine de Mingrélie, adorable enfant de neuf à dix ans, l’autre par le prince Salomon Ingueradzé, dont j’aurai l’occasion de parler bientôt.

Tous ces peuples sont essentiellement guerriers, et étant toujours sur le qui-vive et prêts à combattre, comptant la vie pour rien, autrefois aux premiers sons du bouquis, ils se réunissaient en armes, et souvent sans savoir même pour quelle cause, ils tuaient, ou risquaient de se faire tuer, ils marchaient à l’ennemi qu’ils ne connaissaient pas.

Ces bouquis, qui sont d’immenses trompes faites avec des cornes de bœuf, ont été recherchés avec soin et saisis partout où ils ont été trouvés. Je suis cependant parvenu à m’en procurer deux. Animés par une poitrine vigoureuse, ils devaient s’entendre à plus d’une lieue.

Nous passâmes la soirée, moi à écouter Luka jouer de la mandoline, tout en laissant mon esprit aller je ne sais où, et Moynet à faire un portrait de lui.

Pendant la nuit la tempête se calma et le ciel s’éclaircit.