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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/210

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le caucase

Ce changement amena une petite gelée d’une quinzaine de degrés, et fit le chemin plus praticable ; aussi, le lendemain matin, voyant que malgré la promesse du gouverneur rien ne venait, Grégory remonta-t-il à cheval, résolu, s’il était nécessaire, de pousser jusqu’à Tsippa.

Tout cela c’était du temps perdu, et du temps précieux ; le bateau partait le 21, nous étions au 17, à moitié du chemin à peine, et nous étions partis le 11.

Nous avions fait trente à trente-cinq lieues en six jours, c’étaient cinq lieues par jour.

Grégory revint vers midi, il avait poussé jusqu’au village de Tsippa, où il avait trouvé la télègue devant une porte et Timaff devant un feu.

Il avait fait prix à trois roubles pour un traîneau et quatre bœufs, et Timaff nous arrivait traîné par eux, ni plus ni moins qu’un roi fainéant.

Il n’avait paru ni content ni contrarié de l’arrivée de Grégory. On n’eût pas été le chercher, qu’il n’eût jamais songé à revenir.

Quel adorable idiot que ce Timaff, et combien je regrette maintenant que Moynet n’en ait pas fait un dessin !

Timaff était arrivé à une heure, nous nous trouvions en possession de trois traîneaux, je résolus d’en profiter ; d’ailleurs, je voulais à mon tour être agréable à mon Iméritien, et comme le smatritel lui avait très-insolemment refusé des chevaux, j’avais résolu de l’emmener, lui et ses deux noukers.

Le smatritel ne dit trop rien tant qu’il ne vit pas notre intention, mais dès qu’il s’aperçut que Luka était des nôtres, il déclara que les traîneaux étant trop chargés, il ne voulait pas que les traîneaux marchassent,

Comme nous étions venus avec deux traîneaux, que nous avions seulement trois hommes de plus, et que dans tous les pays du monde, fût-ce en Iméritie, trois chevaux peuvent traîner trois hommes, j’insistai.

Par malheur pour le maître de poste, j’insistai avec politesse : c’est une mauvaise habitude que celle d’être poli, elle m’a forcé de battre bien des cochers de fiacre dans ma vie ; l’homme grossier prend presque toujours la politesse des autres pour de la peur ; le maître de poste de Molite commit à son tour cette grave erreur, il allongea la main pour arracher les guides des mains de notre hiemchick.

Il ne le toucha même pas, un coup de poing que m’a indiqué Lecourt il y a une vingtaine d’années, et qui m’a bien servi depuis, sans s’user, à ce qu’il paraît, l’envoya rouler dans la neige.

Il se releva et rentra chez lui.

Pour n’avoir rien à me reprocher, j’allai à l’écurie, pris trois chevaux de plus et en fis ajouter un à chaque traîneau.

Luka voulut payer ces trois chevaux que nous prenions à cause de lui et de ses deux noukers ; il en alla porter le prix au maître de poste, qu’il trouva d’une douceur charmante ; il revint, et nous partîmes.

Sans doute j’étais encore trop en colère pour m’être assis d’aplomb, car en partant, comme j’avais eu la malencontreuse idée d’aller à reculons, le traîneau me jeta sur les reins et continua sa route, sans s’apercevoir qu’il me laissait derrière lui.

Heureusement Luka, qui était assis près de moi, et qui eût été aussi couché près de moi s’il ne se fût retenu à une corde de notre bagage, arrêta notre hiemchick.

Je regagnai le traîneau, je remontai dessus, mais de côté cette fois, et nous nous remîmes en route.

Moynet marchait le premier avec Grégory, je venais ensuite avec Luka, puis après nous venaient Timaff et les deux noukers de Luka.

À chaque instant mon hiemchick se retournait pour regarder l’hiemchick de Timaff ; je m’informai d’où venait chez lui ce mouvement de curiosité qui, poussé à l’excès, compromettait ma sûreté ; il me fut répondu qu’il s’inquiétait de son jeune frère, qui conduisait pour la première fois.

Cette explication n’était pas rassurante pour Timaff et les deux noukers ; le moment était mal choisi et le chemin un peu dangereux pour y faire son apprentissage de postillon.

Mais le contraire de ce qui était probable arriva : ce fut notre postillon à nous qui, en se retournant dans sa sollicitude pour son frère, ne vit point une ornière et nous versa.

Cependant, touché par le bon sentiment qui l’avait entraîné à cette faute, je me contentai de lui faire observer que moi aussi j’étais son frère, à un degré moins rapproché que celui qui le préoccupait, c’était vrai, mais que comme j’avais payé pour arriver sain et sauf à la station, il devait au moins partager son intérêt entre nous deux.

Il s’excusa en me disant qu’il aimait tant son frère, qu’il n’avait pu se défendre, en voyant un mauvais chemin devant lui, de se retourner et de lui crier de prendre garde.

La précaution avait eu son résultat, son frère n’avait point versé, mais j’avais versé, moi.

Nous nous remîmes en route. Mon diable d’hiemchick avait l’air de ces damnés de Dante auxquels Satan a tordu le cou, et qui marchent en avant la tête tournée du côté de leurs talons ; seulement Dante n’a pas eu l’idée de faire de ces damnés-là des postillons.

C’eût été assez ingénieux, cependant, en faisant de ceux qu’il conduisait d’autres damnés.

Notre hiemchick, au moment même où je faisais cette réflexion, vit une seconde ornière devant lui : il se retourna une seconde fois pour avertir son frère, et une seconde fois nous envoya, Luka et moi, rouler dans six pieds de neige.

J’allai à l’hiemchick, dont j’arrêtai le cheval, j’appelai Grégory et le priai de traduire mot pour mot à ce trop bon frère le discours que j’allais lui adresser.

Ce discours était succinct, sans périphrase et sans superfluité, il consistait en ces quelques mots, bien accentués parce qu’ils étaient bien sentis :

— Je te préviens que la première fois que tu te retourneras, je te coupe la figure avec mon fouet.

Et pour qu’il ne se fît point cette illusion qu’ayant l’intention je n’avais pas la possibilité, je lui montrai le fouet.

Il jura les grands dieux que c’était fini, et que vit-il un précipice devant lui il ne se retournerait plus.

Il n’avait pas fait une verste qu’il se retournait et que nous étions à terre, Luka et moi.

Je me relevai furieux, quoique je ne me fusse fait aucun mal, mais la chose avait un côté grotesque qui m’exaspérait ; je lui administrai donc la correction promise, seulement je