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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/222

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le caucase

pendant, devant le colonel, ils n’avaient point osé garder un silence complet, et il put ajouter quelques détails à ceux qu’il m’avait déjà donnés.

Selon lui, ou selon ceux qu’il avait interrogés, la mutilation ne s’opérait plus directement : la section d’un nerf au-dessous du cervelet, opération, soit dit en passant, que je crois impossible, arrivait au même but.

Au bout d’un mois, des résultats pareils à ceux qui eussent suivi l’ablation complète se manifestaient, la voix perdait son timbre masculin, la barbe tombait, les chairs commençaient à devenir blafardes et molles, la féminisation, enfin, s’opérait.

Il était arrivé au pauvre colonel une singulière aventure.

Lorsqu’un condamné politique est envoyé en Sibérie il perd ses droits civils, et sa femme peut se remarier comme si elle était veuve.

Le colonel avait épousé une veuve qui n’était pas veuve.

À l’avénement de l’empereur Alexandre, il donna une amnistie générale, les Scopsis seuls furent exceptés.

Le mari de la femme de notre colonel n’était point Scopsi, par conséquent il fut gracié et rentra dans l’exercice de ses droits civils.

Sa femme faisait partie des droits civils qu’il reconquérait.

Il vint la réclamer, elle était mariée au colonel et en avait trois enfants.

De sorte que le pauvre colonel vit avec un mari juste à l’endroit où Damoclès avait une épée.

Pendant le dîner, on appela le colonel : il sortit et rentra un instant après. Un prince iméritien, pressé d’aller à Koutaïs, me faisait demander de profiter de mon bateau, offrant de prendre à son compte la moitié de la dépense.

Je répondis que moins ce dernier article, le bateau était à sa disposition. Il essaya d’insister, mais je tins ferme, et il fut forcé de passer par où je voulais.

La décision prise, il entra et me fit ses remercîments.

C’était un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, vêtu d’une tcherkesse blanche comme la neige, avec des cartouchières, des armes et une ceinture damasquinées d’or ; sous sa tcherkesse il portait une première bechemette de satin rose, et sous cette première bechemette, une seconde de soie gris-perle.

Son pantalon large, enfermé à partir du genou dans la grande botte, était, sauf quelques petites taches de boue encore fraîches, blanc comme la tcherkesse.

Un nouker presque aussi élégant que lui le suivait.

Il me remercia en géorgien, Grégory me traduisait ses paroles au fur et à mesure qu’il parlait.

Il allait à Poti, et était pressé d’y arriver pour se trouver au débarquement du frère du prince Bariatinsky, lequel venait à Tiflis et descendait du même bâtiment où nous devions nous embarquer pour aller à Trébizonde, station des bateaux français : il se nommait le prince Salomon Ingheradzé.

Il fut convenu que nous partirions d’aussi bon matin que possible ; mais le colonel, qui connaissait ses hommes, nous prévint d’avance que nous ne devions pas compter nous mettre en route avant huit heures.

Ils ont encore cela de commun avec les femmes, qu’il est on ne peut plus difficile de les arracher de leurs lits, si toutefois les planches sur lesquelles ils dorment peuvent s’appeler des lits.

Le prince prit le café avec nous, et s’en alla fort désespéré de ne pouvoir partir à cinq heures du matin ; l’idée que le prince Bariatinsky pouvait arriver et qu’il ne serait point là pour le recevoir le désespérait.

Je demandai d’où venait ce grand désespoir, on me répondit qu’il était gouverneur d’une partie des villages que le frère du lieutenant général devait traverser en allant de Poti à Koutaïs.

On me fit un lit dans la chambre même où nous avions dîné, c’est-à-dire que l’on apporta une courte-pointe piquée, avec un drap cousu à cette courte-pointe.

Je cachai une des serviettes du dîner ; depuis Tiflis, je l’ai déjà dit, je n’avais pas trouvé une serviette blanche ; celle-là l’était à peu près.

Il ne me manquait plus que de l’eau et une cuvette ; j’obtins l’eau, mais quant à la cuvette, ce fut chose impossible.

Le lendemain, à six heures, nous étions sur pied ; mais malgré les instances du prince rose, — Moynet avait trouvé cette dénomination plus facile à prononcer que le nom du prince Ingheradzé, — mais malgré les instances du prince rose, nous ne pûmes partir qu’à neuf heures.

Au moment du départ je m’étais inquiété des vivres ; mais Grégory, dans un petit moment de paresse que je passerais à un Scopsi, mais dont je lui garde rancune, répondit que nous trouverions tout le long de la route des villages où nous pourrions nous approvisionner.

Nous prîmes donc congé du gouverneur du vieux Maranne, et poussés par le prince rose d’autant plus pressé de partir que nous étions déjà d’une heure en retard, nous descendîmes dans la barque, non sans avoir manqué de nous casser le cou sur le talus élevé et rapide du Rioné.

Qu’on me permette de faire pour le Rioné ce que j’ai fait pour l’Oustskeniskale, c’est-à-dire de l’appeler de son ancien nom, le Phase.

Le Phase, à l’endroit où nous nous embarquions, était grand à peu près comme la Seine au pont d’Austerlitz, mais sans aucune profondeur ; de là vient la construction longue, étroite et plate des bateaux sur lesquels s’opère sa navigation.

En outre, nous reconnûmes la vérité de ce que nous avaient dit les Scopsis, en se refusant de marcher la nuit ; de cent pas en cent pas son cours est obstrué par quelques troncs d’arbres déracinés.

Notre barque était montée de trois de ces condamnés ; un se tenait au gouvernail, les deux autres aux avirons.

De temps en temps, d’un bout à l’autre du bâtiment, ils échangeaient de leur voix grêle une parole languissante et retombaient dans un silence morne ; pas une seule fois pendant toute la navigation un seul d’entre eux ne modula un son qui ressemblât à un chant.

Dante a oublié ces bateliers-là dans son Enfer.

À une demi-verste de notre point de départ, l’Hyppus, j’ai l’essayé plus haut d’écrire son nom moderne, se jette dans le Phase en charriant des milliers de glaçons.

Pas un seul jusque-là n’avait apparu à la surface du fleuve.

Un nous avait dit que sur toute notre route nous trouverions force gibier d’eau ; et en effet nous faisions lever devant