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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/223

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le caucase

nous, mais hors de portée, d’immenses volées de canards. Nos Scopsis, interrogés par nous, se décidèrent à nous répondre que plus loin des habitations nous trouverions le gibier moins sauvage.

En échange, sur chaque tronc d’arbre sortant de l’eau se prélassait un cormoran prêt à plonger, qui de temps en temps plongeait en effet et reparaissait avec un poisson à son bec.

Mais sur le Volga nous avions appris aux dépens de nos dents que le cormoran est, une fois mort, ce qu’était Achille vivant, c’est-à-dire invulnérable ; nous laissâmes donc ceux du Phase faire tranquillement leur petit état de pêcheur, ne voulant pas tirer pour tirer, tuer pour tuer.

Au reste, la prédiction de nos Scopsis se réalisait ; à mesure que nous nous éloignions de la colonie les canards devenaient moins sauvages ; les premières atteintes de la faim nous en firent d’abord tirer quelques-uns hors de portée, ce qui arrive sur l’eau au chasseur le plus expérimenté, qui ne doit tirer, règle générale, que lorsqu’il peut distinguer l’œil du gibier qu’il tire ; mais enfin nous mesurâmes mieux nos distances et commençâmes à en abattre quelques-uns, au grand désespoir de notre pauvre prince, qui voyait un retard dans chaque canard tué.

Sur ces entrefaites, il tira de la poche de sa tcherkesse un morceau d’esturgeon fumé, son nouker tira d’un paquet un morceau de pain, et après nous avoir offert de partager leur repas plus que frugal, ce que nous refusâmes dans la conviction d’un déjeuner plus copieux, ils se mirent à jouer des dents avec une ardeur qui rendait d’autant plus méritoire la rigidité de leur carême.

Nous étions au vendredi, et tout chrétien du rit grec observe ce jour-là, en général, non pas un jeûne complet, mais un carême rigoureux.

C’était pitié que de voir ces figures roses et ces dents blanches s’escrimer sur ce pain noir et sur ces carrés de poisson, durs comme des tranches de biscuit.

Nous les plaignions, en pensant au déjeuner que nous allions faire avec nos canards rôtis, flanqués d’une bonne omelette ; nous étions loin de nous douter que nous dussions faire un carême bien autrement rude que le leur.

En effet, lorsque, la faim commençant à se faire sentir, nous demandâmes à nos rameurs si nous étions encore loin du village :

— Quel village ? nous demandèrent-ils.

— Celui où nous devons déjeuner, parbleu !

Ils se regardèrent, je ne dirai pas en riant, — pendant les deux jours que nous passâmes avec eux nous ne vîmes pas sourire un seul Scopsi, — mais en faisant une grimace qui chez eux équivalait à un sourire.

— Il n’y a pas de village, répondit celui du gouvernail.

— Comment ! il n’y a pas de village !

— Non.

Nous nous regardâmes à notre tour, Moynet et moi, puis nous regardâmes Grégory.

La rougeur accusait le criminel.

— Que disiez-vous donc, mon cher, demandai-je, que nous trouverions des villages tout le long de la route ?

— Je le croyais, répondit-il.

— Comment ! vous le croyiez sans vous être informé ?

Grégory ne répondit pas.

Je ne poussai pas plus loin les reproches ; son estomac de dix-huit ans lui parlait plus haut, d’ailleurs, que je n’eusse pu le faire.

— Demandez au moins à ces damnés rameurs, lui dis-je, s’ils ont quelques provisions.

Il leur transmit ma question.

— Ils ont du pain, me répondit-il.

— Voilà tout ?

— Voilà tout.

— Qu’ils nous cèdent du pain, on ne meurt pas de faim avec du pain. Que le diable vous emporte avec vos villages le long de la route, vous !

— Ils disent qu’ils n’ont que du pain noir, répondit Grégory.

— Ce n’est pas bon, du pain noir, dis-je en tirant mon couteau, mais enfin, à défaut de pain blanc… Kléba, continuai-je en m’adressant aux Scopsis.

Ils me répondirent quelques mots que je n’entendis pas.

— Ils disent ?… demandai-je à Grégory.

— Ils disent qu’ils n’en ont que pour eux.

— Les canailles !

Je fis un mouvement pour lever mon fouet.

— Bon, dit Moynet, vous n’allez pas battre des femmes, j’espère.

— Demandez-leur, au moins, à quelle heure nous arriverons au village où l’on dîne.

Ma question fut transmise dans les mêmes termes où je l’avais faite.

— À six ou sept heures, répondirent-ils tranquillement.

Il était onze heures.

CHAPITRE LVII.

Route de Maranne à Poti.

Je reportai mes yeux sur le prince rose, décidé à accepter l’offre qu’il nous avait faite en commençant son déjeuner.

Mais le déjeuner était fini, le poisson était rongé jusqu’à la dernière arête, le pain mangé jusqu’au dernier morceau.

Restaient nos canards, mais nous ne pouvions les manger crus, et nos bateliers s’opposaient à ce que nous fissions du feu dans le bateau.

Nous aurions bien arrêté le bateau de force et fait du feu sur le bord de la rivière, mais à la seule idée du désespoir de notre pauvre prince si nous faisions cette halte, nous reculâmes.

Sur un autre fleuve nous aurions bu de l’eau, ce qui est toujours un topique pour l’estomac, mais l’eau du Phase est d’un jaune à dégoûter à tout jamais de l’eau de rivière.

Je m’enveloppai dans ma pelisse et j’essayai de dormir.

Moynet se mit à tirer à tort et à travers ; il essayait, lui, de se distraire, ne pouvant se rassasier.

Trois ou quatre canards y passèrent ; une fois rôtis, nous en eussions eu pour trois jours.

De temps en temps j’ouvrais l’œil, et à travers les poils de ma fourrure je voyais le pays prendre un grand caractère. Les forêts semblaient s’élever et s’épaissir, d’immenses lianes s’accrochaient aux arbres, des lierres montaient épais et vivaces, on eût dit des murailles de verdure ; au milieu de