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le caucase

Nous arrivâmes à la station de Soukoïposh. Là, un magnifique spectacle nous attendait.

Le soleil, qui depuis quelque temps luttait contre le brouillard, parvint à le transpercer de ses rayons. La vapeur alors se déchira par larges bandes de plus en plus transparentes, et à travers lesquelles on commença d’apercevoir des silhouettes fermes et arrêtées.

Seulement était-ce la montagne, étaient-ce des nuages ? Le doute persista encore quelques instants. Enfin le soleil fit un dernier effort ; le reste du brouillard se dissipa en flocons vaporeux, et toute la majestueuse ligne du Caucase s’étendit devant nous, depuis le Chat-Abrouz jusqu’à l’Elbrouss.

Le Kassbeck, poétique échafaud de Prométhée, s’élevait au milieu avec son sommet couvert de neige.

Nous restâmes un instant muets en face du splendide panorama. Ce n’étaient ni les Alpes ni les Pyrénées, ce n’était rien de ce que nous avions vu, rien de ce que notre mémoire nous rappelait, rien de ce que notre imagination avait rêvé ; c’était le Caucase, c’est-à-dire le théâtre où le premier poëte dramatique de l’antiquité fait passer son premier drame, drame dont le héros est un Titan, et dont les acteurs sont des dieux !

Combien je regrettai mon Eschyle, je me serais arrêté là ! j’y aurais couché et j’y aurais relu mon Prométhée depuis le premier jusqu’au dernier vers.

On comprend que les Grecs aient fait descendre le monde de ces magnifiques sommets.

C’est l’avantage des pays historiques sur les pays inconnus. Le Caucase, c’est l’histoire des dieux et des hommes.

L’Himalaya et le Chimborazo sont tout simplement deux montagnes, l’une de vingt-sept mille pieds de haut, l’autre de vingt-six mille.

Le plus haut sommet du Caucase n’en a que seize mille, mais il sert de piédestal à Eschyle.

Je ne pouvais déterminer Moynet à faire un dessin de ce qu’il voyait. Comment rendre une des plus colossales œuvres du Seigneur avec un bout de crayon et une feuille de papier ?

Il l’essaya cependant.

Tenter est une des premières preuves que le génie humain donne de son essence divine, réussir est la dernière.

CHAPITRE IV.

Les officiers russes au Caucase.

Les chevaux attelés, le dessin de Moynet fini, nous nous remîmes en chemin.

Nous ne nous étions plus occupés ni des Tchetchens ni des Tcherkesses ; on ne nous eût pas donné d’escorte que nous ne nous en fussions probablement pas aperçu, tant nous étions absorbés par ce sublime aspect du Caucase.

Le soleil, comme s’il eût été fier de sa victoire sur le brouillard, brillait de tout son éclat. Ce n’était plus l’automne comme à Kisslarr : c’était déjà l’été avec toute sa lumière et foule sa chaleur.

De grands aigles faisaient des cercles immenses dans le ciel, et les accomplissaient sans battre une seule fois des ailes. Deux s’enlevèrent des steppes et allèrent à une verste se poser sur un arbre, où au dernier printemps ils avaient eu leur nid.

Nous nous étions engagés sur une chaussée étroite et boueuse, avec d’immenses marais de chaque côté de nous. Ces marais étaient peuplés d’oiseaux aquatiques de toute espèce. Pélican, outarde, canepetière, cormoran, canard sauvage ; chaque espèce avait là ses représentants. Le danger de l’homme faisait la sécurité des animaux dans ces espaces déserts, peuplés seulement par les larrons de chair humaine ; le chasseur risque trop de devenir gibier lui-même pour donner la chasse aux autres animaux.

Tout ce que nous rencontrions de voyageurs sur la route était armé jusqu’aux dents. Un riche Tatar qui venait de visiter ses troupeaux avec son fils, enfant de quinze ans, et quatre noukers, avait l’air d’un prince du moyen âge avec sa suite.

Les piétons étaient rares. Ils portaient tous le kangiar, le pistolet passé dans la ceinture, le fusil en bandoulière sur l’épaule.

Chacun nous regardait passer avec cet air de fierté que donne à l’homme la conscience de son courage. Qu’il y avait loin de ces âpres Tatars aux humbles paysans que nous avions rencontrés de Twer à Astrakkan.

À une station précédente, Kalino avait levé le fouet sur un hiemchick en retard.

— Prends garde, avait dit celui-ci en portant la main à son kangiar, tu n’es plus ici en Russie.

Un paysan russe eût reçu le coup de fouet et n’eût pas même osé pousser un soupir.

Nous-mêmes, cette confiance, disons mieux, cet orgueil de l’homme indépendant nous gagnait. Il semblait qu’ayant à lutter contre un danger inconnu nos sens prenaient plus d’acuité pour le prévoir, notre cœur plus d’énergie pour y faire face.

Le danger est une chose étrange : on commence par le craindre, puis on le brave, puis on le désire, et quand après l’avoir affronté longtemps il s’éloigne de vous, il vous manque alors comme un sévère ami qui vous disait de vous tenir sur vos gardes.

J’ai bien peur que le courage ne soit qu’une affaire d’habitude.

À la station de Novo-Utchergdennaïa, c’est-à-dire à celle qui précédait l’endroit dangereux, on ne put nous donner que cinq Cosaques. Le chef du poste nous avoua lui-même que c’était bien peu, et nous offrit d’attendre le retour de ses hommes.

Je lui demandai si, dans le cas où nous attendrions le retour de ses hommes, nous marcherions de nuit.

Il nous répondit que non, que nous coucherions au poste, et repartirions le lendemain matin avec quinze ou vingt hommes.

— Vos cinq hommes se battront-ils bien dans le cas où nous serions attaqués ? demandai-je au chef du poste.

— Je vous réponds d’eux : ce sont des hommes qui font trois fois par semaine le coup de feu avec les montagnards ; pas un ne lâchera pied.

— Alors nous serons huit ; c’est tout ce qu’il faut. Partons.

Je renouvelai la recommandation aux voitures en cas d’at-