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le caucase

taque ; je communiquai le plan de défense à nos hommes et nous partîmes au grand trot.

Le soleil descendait rapidement vers l’horizon. Le Caucase était merveilleusement éclairé ; Salvator Rosa, avec tout son génie, n’eût pas atteint à cette magie de tons que les rayons mourants du soleil imprimaient à la gigantesque chaîne.

La base des monts était d’un bleu sombre, les cimes étaient roses, les espaces intermédiaires passaient graduellement par toutes les nuances du violet au lilas.

Quant au ciel, il était d’or fondu.

Il est aussi impossible à la plume qu’au pinceau de suivre la lumière dans ses rapides dégradations. Pendant le temps où le regard se reporterait de l’objet que l’on voudrait peindre au papier, l’objet aurait déjà changé de couleur et par conséquent d’aspect.

À trois ou quatre verstes de nous, nous voyions comme une ligne sombre le bois que nous avions à traverser.

Au delà du bois la route bifurque.

Un des deux chemins allant à Mosdok et à Vladikawkas coupe le Caucase par la moitié, et en suivant le défilé du Darial, conduit à Tiflis.

Celui-là est desservi par des chevaux de poste, et quoique dangereux, il ne l’est pas au point que le danger interrompe les communications.

L’autre, qui empiète sur le Daguestan, passe à vingt verstes de la résidence de Chamyll, et coudoie à chaque pas les peuplades ennemies. Aussi la poste est-elle interrompue pendant soixante ou quatre-vingts verstes.

C’était celui-là que j’avais résolu de prendre. De Tiflis, je reviendrais visiter la gorge du Darial, les défilés de Téreck.

Celui-là me conduisait à la capitale de la Géorgie, par Temir-Kan-Choura, Derbent, Bakou et Schumaka, c’est-à-dire par une route que personne ne suit d’habitude, à cause des difficultés et surtout des dangers du chemin.

Sur ce chemin-là, en effet, tout est danger : on ne peut pas dire l’ennemi est ici ou l’ennemi est là ; l’ennemi est partout. — Un massif d’arbres, c’est l’ennemi ; — un ravin, c’est l’ennemi ; — un rocher, c’est l’ennemi ; — l’ennemi n’est pas à tel ou tel endroit, — c’est l’endroit lui-même qui est l’ennemi.

Aussi chaque objet a son nom caractéristique : — c’est le bois du Sang, — c’est le ravin des Voleurs, — c’est le rocher du Meurtre.

Il est vrai d’ajouter que ces dangers diminuaient considérablement pour nous, grâce au blanc seing du prince Bariatinski, lequel nous permettait de prendre autant d’hommes d’escorte que les circonstances nécessiteraient.

Mais, comme on l’a vu, cette permission était souvent illusoire, — ce n’eût pas été trop que vingt hommes d’escorte ; mais comment prendre vingt hommes d’escorte lorsqu’il n’y en a que sept au corps de garde.

Nous approchions rapidement du bois. Nos Cosaques tirèrent leurs fusils du fourreau, visitèrent les amorces et celles des pistolets, et nous dirent de prendre les mêmes précautions.

Le crépuscule commençait à tomber.

Les Tatars étaient ailleurs. Nous traversâmes le passage périlleux dans toute sa longueur, et quoique le crépuscule eût succédé au jour et que la nuit succédât bientôt au crépuscule, nous arrivâmes sains et saufs à Schoukovaïa.

Un Cosaque nous précéda de dix minutes pour demander au commandant de la station de nous désigner un logement. Schoukovaïa étant un poste militaire, ce n’était plus, comme à Kisslarr, au maître de police qu’il fallait nous adresser, mais au colonel.

Des avant-postes veillaient sur le village, et quoiqu’il y eût tout un bataillon, c’est-à-dire un millier d’hommes, on voyait que les mêmes précautions étaient prises que pour les simples stanitzas cosaques.

On nous donna deux chambres, déjà occupées par deux jeunes officiers russes. L’un revenait de Moscou, où il avait été en congé chez ses parents ; il allait à Derbent, où était son régiment.

L’autre, lieutenant aux dragons de Nidjni-Novogorod, venu de Chériourth pour une remonte, attendait les soldats qui étaient allés dans le voisinage acheter de l’avoine pour le régiment.

Le jeune officier en congé avait grande hâte de retourner à Derbent : mais comme il n’avait aucun droit à une escorte, et qu’en voyageant seul il n’eût pas fait vingt verstes sans être assassiné, il attendait ce que l’on appelle l’occasion.

L’occasion est la réunion d’un assez grand nombre de personnes se dirigeant sur le même point, pour qu’un chef de corps prenne sur lui de donner à la caravane une escorte suffisante pour la protéger. Cette escorte se compose ordinairement d’une cinquantaine de fantassins et de vingt ou vingt-cinq cavaliers. Comme parmi les voyageurs il y a presque toujours un certain nombre de piétons, l’occasion marche au pas ordinaire, et fait ses grandes étapes de cinq ou six lieues.

C’était quinze jours à peu près que notre jeune officier devait mettre pour aller de Schoukovaïa à Bakou.

Il était désespéré, étant un peu en retard déjà pour sa rentrée au corps.

Notre arrivée fut donc pour lui une véritable aubaine. Il profiterait de notre escorte, et comme il avait une kibick, il la ferait marcher entre notre tarantasse et notre télègue.

Quant à l’autre officier, il nous fit d’autant plus fête qu’il avait largement dégusté le vin de Kisslarr, et que le vin de Kisslarr est, dit-on, un des vins qui développent au plus haut degré les sentiments philanthropiques.

Si l’on pouvait faire boire du vin de Kisslarr au monde entier, tous les hommes seraient bientôt frères.

Le Caucase produit sur les officiers russes ce que l’Atlas produit sur nos officiers d’Afrique : l’isolement amène l’oisiveté, l’oisiveté l’ennui, l’ennui l’ivresse.

Que voulez-vous que fasse un malheureux officier sans société, sans femme, sans livres, dans un poste avec vingt-cinq hommes ?

Il boit.

Seulement ceux qui ont de l’imagination accompagnent cette action, toujours la même, qui consiste à faire passer le vin ou le vodka de la bouteille dans le verre et du verre dans le gosier, de détails plus ou moins pittoresques.

Nous avons, dans notre voyage, fait connaissance avec un capitaine et un chirurgien-major qui nous ont donné sous ce rapport le programme le plus étendu de ces sortes de fantaisies.