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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/243

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le caucase

— C’est donc une émigration  ?

— Non  ; c’est une spéculation.

Je regardai le capitaine.

— Eh  ! mon Dieu, me dit-il, il est clair comme le jour que tous ces coquins-là vont vendre au marché leurs femmes et leurs enfants.

Je l’interrompis.

— Bon, fis-je, et vous prêtez la main à cette traite des blancs.

— Que voulez-vous que nous y fassions  ? Tous ces drôles-là sont en règle qu’il n’y a pas un cheveu à y reprendre. Chacun a son passe-port. D’ailleurs les femmes, qui croient toutes être destinées à épouser des pachas ou à entrer dans le harem du Grand Seigneur, sont dans la joie de leur âme. Pardieu  ! si elles se réclamaient de nous, nous interviendrions, mais elles n’ont garde.

— Alors vous disiez bien, capitaine, j’ai de la chance. Et quand retournons-nous à bord  ?

— Quand vous voudrez, dit M. Baudhouy, voici votre patente.

Le capitaine, voyant le désir que j’avais de remonter sur le Sully, prit les papiers et s’inclina de mon côté pour me dire, comme Duprez dans Guillaume Tell, que les chemins m’étaient ouverts  ; il avait supprimé l’ut de poitrine, voilà tout.

Je le suivis.

Une heure après, au milieu d’une bourrasque de tous les diables, nous abordions le Sully.

Cette fois, tout était changé comme réception, et nous ne trouvâmes au haut de l’échelle, Lucas en tête, que des visages souriants et des mains tendues.

Le second, si rébarbatif à ma première visite, était le plus empressé à la seconde.

La méprise me fut expliquée, et le commandant Lucas cessa de s’extasier sur ce que je parlais français comme un Français.

— Maintenant  ? demandai-je au capitaine en regardant de tous côtés.

— Quoi  ? me demanda-t-il.

— Où sont donc vos Kabardiens  ?

— Dans l’entre-pont, pardieu  !

— Peut-on y descendre  ?

Il tira sa montre.

— Ce n’est pas la peine, dit-il, d’autant plus que je présume que ce sont les Kabardiennes surtout que vous désirez voir.

— J’avoue que j’ai vu jusqu’à présent plus de mâles que de femelles.

— Eh bien, vous allez en voir une procession.

— Et où va cette procession  ?

— Où Jocrisse menait les poules.

— Tiens  !

À peine avais-je poussé l’exclamation que la tête de colonne parut à l’écoutille.

Elle était conduite par un vénérable vieillard à barbe blanche, Jocrisse de soixante-dix à quatre-vingts poules de tous âges, depuis dix ans jusqu’à vingt, qui s’en allaient par tribord, sans nul sentiment de notre pudeur européenne, faire l’une après l’autre une halte à la bouteille des matelots, et s’en revenaient par bâbord, rentraient dans l’écoutille avec la grâce d’une file, non pas même de poules, mais d’oies.

— En voulez-vous  ? me demanda le capitaine, tout cela est à vendre.

— Ma foi non, lui répondis-je, ce n’est pas autrement tentant. Maintenant, ce que je voudrais voir, c’est leur aménagement.

— Avez-vous de la poudre persane contre les insectes  ?

— Dans ma malle, oui.

— Ce n’est pas assez  ; ouvrez votre malle.

— Ma foi non, c’est un trop grand embarras.

— Eh bien, regardez par l’écoutille.

Je regardai par l’écoutille.

Kabardiens et Kabardiennes étaient parqués par famille dans des espèces de bocks, dont ils ne bougeaient de la journée, à part une seconde promenade dans le genre de celle que je venais de voir, et que faisaient les mêmes femmes à neuf heures du matin.

Tout cela était d’une saleté révoltante.

Ce qu’il y avait de curieux, c’est que, par hasard, deux tribus ennemies étaient venues en même temps et dans le même but demander passage à bord du Sully.

On en avait parqué une à tribord, l’autre à bâbord.

D’un côté à l’autre ils se bombardaient des yeux.

Sur ces entrefaites le dîner sonna.

— Êtes-vous prêt  ? demanda le capitaine au mécanicien en chef.

— Oui, mon commandant, répondit celui-ci.

— Eh bien, levons l’ancre et marchons à toute vapeur  : nous sommes d’un jour en retard, et nous allons avoir du mauvais temps.

En effet, le violon était mis.

Qu’est-ce que le violon  ? demanderez-vous, cher lecteur.

Le violon est tout simplement un appareil de cordes qui fait ressembler la table à une immense guitare, et qui à pour but d’empêcher les assiettes, les verres, les bouteilles et les plats, de rouler de la table sur le plancher.

En général, quand le violon est mis les convives sont rares.

Au reste, à la table du capitaine, nous n’étions que nous trois, Moynet, Grégory et moi.

Encore n’étions-nous que nous deux, Moynet et moi.

Grégory était déjà dans son lit  : le simple balancement du bâtiment à l’ancre avait suffi pour lui donner le mal de mer.

Pendant le dîner le bâtiment se mit en marche.

Au dessert nous entendîmes de grands cris, puis presque aussitôt le contre-maître de quart entra réclamant le docteur.

Le docteur se leva.

— Qu’y a-t-il  ? demandâmes-nous d’une seule voix.

— Les deux chefs se sont battus, dit le contre-maître, avec un accent marseillais qui faisait plaisir à entendre quand depuis un an on n’a entendu que l’accent russe, — et tron de l’air, il y en a un qui a coupé la figure de l’autre d’un coup de couteau.

— C’est bien, dit le capitaine en se rasseyant, que l’on mette celui qui a donné le coup de couteau aux fers.

Le docteur sortit derrière le contre-maître, nous entendîmes au-dessous de nos pieds un certain trépignement, comme lorsqu’une lutte à lieu  : puis le silence se rétablit.

Dix minutes après le docteur rentra.