Aller au contenu

Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/244

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
240
le caucase

— Eh bien ? demanda le capitaine Daguerre.

— C’est un joli coup de kangiar, répondit le docteur, qui prend la figure de celui qui l’a reçu en diagonale, qui commence au sourcil et finit au menton, en coupant en deux l’œil droit.

— Il n’en mourra pas ? demanda le capitaine.

— Non, mais il pourra être un jour roi du royaume des aveugles.

— C’est-à-dire qu’il sera borgne ? fis-je à mon tour.

— Oh ! dit le docteur, il l’est déjà.

— Et celui qui a fait le coup, demanda le capitaine, est-il aux fers ?

— Oui, capitaine, il y est.

— Très-bien.

Le capitaine venait à peine de moduler cette exclamation de satisfaction que l’interprète du Sully entra.

— Capitaine, dit-il, c’est une députation de nos Kabardiens qui demande à être introduite devant vous.

— Que me veut-elle ? demanda le capitaine.

— C’est ce qu’elle ne veut dire qu’à vous.

— Faites entrer la députation.

La députation entra : elle se composait de quatre hommes, elle était conduite par ce même respectable vieillard auquel la promenade des femmes était confiée.

— Parlez, dit le capitaine sans se lever. Le vieillard parla.

— Que dit-il ? demanda le capitaine Daguerre, quand il eut parlé. — Il dit, capitaine, que vous devez mettre en liberté l’homme que vous avez ordonné de mettre aux fers.

— Et pourquoi dois-je le mettre en liberté ?

— Parce que la rixe a eu lieu entre montagnards, que la justice française n’a rien à voir là dedans, et que, s’il y a un coupable, c’est eux qui se chargeront de le punir.

— Répondez-leur, fit le capitaine, que du moment où ils sont sur un bâtiment français, et où je suis le capitaine de ce bâtiment, la justice doit être rendue à la française — et — par moi.

— Mais, capitaine, ils ajoutent…

— Allons, allons, dit le capitaine, faites-moi rentrer tous ces marchands de chair humaine dans l’entre-pont, et qu’ils se taisent, ou mille tonnerres ! ils auront affaire à moi !

Le capitaine Daguerre ne jure jamais que dans les grandes occasions, mais, quand il jure, on sait que c’est sérieux.

L’interprète sortit donc, poussant devant lui les députés.

Nous prenions le café, quand le second se précipita dans la salle à manger.

— Capitaine, dit-il, il y a révolte parmi nos Kabardiens.

— Révolte ? demanda le capitaine, et à quel propos ?

— Ils veulent qu’on remette leur compatriote en liberté.

— Comment, ils veulent ! dit le capitaine avec un rire plus menaçant que la plus terrible menace.

— Ou, disent-ils…

Le second s’arrêta.

— Que disent-ils ?

— Eh bien, ils disent que, comme ils sont en nombre et armés, ils sauront bien obtenir de force ce qu’on ne voudra pas leur accorder de bonne volonté.

— Fermez les écoutilles, dit tranquillement le capitaine, et lâchez dans l’entre-pont l’eau de la chaudière.

Puis, se rasseyant :

— Vous ne prenez pas d’eau-de-vie avec votre café, monsieur Dumas ? me dit-il.

— Jamais, capitaine.

— Vous avez tort ; c’est trois jouissances au lieu de deux : café seul, eau-de-vie et café, autrement dit gloria, et eau-de-vie seule. Et le capitaine savoura son gloria.

Au moment où il reposait sa tasse dans sa soucoupe, on entendit des hurlements.

— Eh ! capitaine, demandai-je, qu’est-ce que cela ?

— Ce sont nos Kabardiens que le mécanicien échaude.

L’interprète entra.

— Eh bien ! nos révoltés ? demanda le capitaine.

— Ils se rendent à discrétion, capitaine.

— C’est bien. Arrêtez les robinets, mais laissez les écoutilles fermées.

— Arrêtez les robinets ! cria le lieutenant, qui se tenait derrière l’interprète.

On arrêta les robinets, et tout rentra dans l’ordre.

Le jeudi suivant, à quatre heures de l’après-midi, nous jetions l’ancre en face de la Corne d’or.

Notre voyage au Caucase était fini à la rigueur le jour où nous avions quitté Poti, seulement il avait en réalité duré jusqu’au moment où nous nous séparâmes de nos Kabardiens, ce qui n’avait lieu qu’à Constantinople.

Il y a huit jours, c’est-à-dire le 10 du mois courant, je fus réveillé à six heures du matin par ma cuisinière, qui entra dans ma chambre, tout effarée.

— Monsieur, me dit-elle, il y a en bas un homme qui ne parle aucune langue, qui dit seulement : Monsieur Dumas, et qui veut absolument entrer.

Je descendis mes escaliers quatre à quatre, convaincu que c’était Wasili qui m’arrivait.

Je ne me trompais pas. Le brave garçon était venu de Koutaïs à Paris, était resté vingt-sept jours malade à Constantinople, et avait dépensé en route soixante et un francs cinquante centimes.

Et tout cela, ne sachant pas un mot de français.

J’espère, cher lecteur, que vous êtes édifié maintenant sur l’intelligence de Wasili.


ALEXANDRE DUMAS. (Édité par Charlieu.)

FIN

Paris. — Typ. de II. S. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.