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le caucase

prenait Turki et Ruski chacun par la peau du cou et allait s’asseoir sur une chaise que son demchick lui avait préparée à la porte.

Là, il disait au chat :

— Tu sais que tu es Turc.

Au chien :

— Tu sais que tu es Russe.

Et à tous deux :

— Vous savez que vous êtes ennemis et qu’il s’agit de se donner un coup de peigne.

Prévenus ainsi, Ruski et Turki étaient frottés museau à museau, jusqu’à ce que, si bons amis qu’ils fussent, ils se fâchassent l’un contre l’autre.

Alors commençait le coup de peigne dont leur avait parlé le chef de bataillon. Le combat durait jusqu’à ce que l’un des deux y renonçât. C’était presque toujours Ruski, c’est-à-dire le roquet, qui recevait la danse.

Lorsque nous eûmes l’honneur de faire connaissance avec notre chef de bataillon, son chat et son chien, Turki avait le nez mangé et Ruski était borgne.

Je me figure avec tristesse ce que sera la vie de ce brave officier s’il a le malheur, malheur qui ne peut manquer de lui arriver, de perdre un jour Ruski ou Turki.

Il se brûlera la cervelle ; à moins qu’il ne se mette à faire des visites comme le docteur, ou à voyager comme le capitaine.

Quant aux simples Cosaques, leurs deux animaux de prédilection sont le coq et le bouc.

Chaque escadron de cavalerie a son bouc ; chaque poste de Cosaques a son coq.

Le bouc a une double utilité : son odeur chasse de l’écurie tous les animaux nuisibles : scorpions, phalanges, mille-pieds.

Voilà pour la chose positive et matérielle.

Maintenant, voici pour la poésie : Il éloigne tous ces lutins qui la nuit entrent dans les écuries, mêlent les crins des chevaux, leur arrachent les poils de la queue, grimpent sur leur dos et les font courir en rêve et sans qu’ils bougent de place, depuis minuit jusqu’au jour.

Le bouc est le maître de l’escadron. Le drôle sait son importance : si un cheval essaye de boire ou de manger avant lui, il tombe sur l’impertinent à coups de cornes ; et le cheval, qui sait être dans son tort, n’essaye pas même de se défendre.

Quant au coq, comme le bouc, il a sa mission matérielle et sa mission poétique.

Sa mission matérielle est de sonner l’heure. Le Cosaque du Don et même de la ligne a rarement une montre, plus rarement encore une horloge.

La mission poétique est de parler du village absent.

Nous assistâmes à la joie de tout un poste de Cosaques, dont le coq avait cessé complétement de chanter, lorsque leur coq retrouva sa voix.

Ils s’assemblèrent en conseil et s’interrogèrent sur les causes qui avaient pu priver le pauvre chante-clair de sa gaieté.

Un d’eux, plus avisé que les autres, hasarda cette opinion :

— Peut-être ne chante-t-il plus de chagrin de n’avoir pas de poules.

Le lendemain, au point du jour, le poste était en quête, les maraudeurs rapportèrent trois poules.

Les poules n’étaient pas posées à terre, que le coq avait retrouvé sa voix.

Ce qui prouve que les coqs et les ténors n’ont aucun rapport entre eux.

CHAPITRE V.

L’Abreck.

Mon premier soin en arrivant à Schoukovaïa fut d’aller mettre mon nom chez le colonel commandant le poste.

Schoukovaïa est pour la boue la digne rivale de Kisslarr.

Puis je revins pour m’occuper du dîner.

Le plus fort était fait. Un de nos deux officiers, celui qui retournait à Derbent, avait un domestique arménien de première force sur le schislick. Il nous faisait non-seulement un schislick de mouton, mais un schislick de pluvier et de perdrix. Quant au vin, nous n’avions pas à nous en occuper, nous en apportions neuf bouteilles, et l’état de béatitude dans lequel était notre jeune lieutenant nous prouvait que le vin ne manquait pas à Schoukovaïa.

Comme nous achevions de dîner, le colonel entra : il venait me rendre ma visite.

Notre première question fut pour l’interroger sur la manière de continuer notre route. On se rappelle que pendant cent cinquante verstes la poste est interrompue, nul maître de poste ne s’étant soucié d’exposer ses chevaux à être enlevés chaque nuit par les Tchetchens et sa personne à avoir le cou coupé.

Le colonel nous assura que pour dix-huit ou vingt roubles nous ferions affaire avec les hiemchicks du pays, et promit de nous envoyer le même soir des loueurs de chevaux avec lesquels nous nous entendrions.

Notre officier de Derbent nous confirma dans la même espérance : il avait déjà entamé des pourparlers pour les trois chevaux de sa kibick, et avait arrêté prix à douze roubles.

Effectivement, un quart d’heure après la sortie du colonel, apparurent deux hiemchicks avec lesquels nous fîmes prix à dix-huit roubles, c’est-à-dire à soixante-douze francs.

C’était fort raisonnable pour trente lieues, d’autant plus raisonnable que, grâce à notre escorte avec laquelle nos hiemchicks pouvaient revenir, leurs chevaux ne couraient aucun risque.

Pleins de confiance dans la parole de nos deux Schoukovaïotes, nous nous étendîmes sur nos bancs et nous nous endormîmes comme si nous eussions été couchés sur les matelas les plus moelleux du monde.

En nous réveillant, nous fîmes dire à nos hommes d’envoyer les chevaux.

Mais au lieu des chevaux, ce furent les hiemchicks qui vinrent eux-mêmes.

Ils s’étaient ravisés, les honnêtes gens : ce n’était plus dix-huit roubles qu’ils voulaient, c’était vingt-cinq roubles ; c’est-à-dire cent francs.

Ils appuyaient cette prétention sur ce qu’il avait gelé pendant la nuit.

Rien ne me révolte comme le vol maladroit. Celui-ci l’était dans toute la force du terme. Sans savoir comment nous partirions, je commençai par mettre mes hommes à la porte en ac-