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le caucase

Chaque officier a un soldat pour le servir ; ce soldat s’appelle demchick. Notre capitaine, après son service du matin achevé, se couchait sur son lit de camp et appelait son demchick. Son demchick avait nom Brisgallow.

— Brisgallow, lui disait-il, tu sais que nous allons partir.

Brisgallow, qui connaissait son rôle, répondait :

— Oui, capitaine, je sais cela.

— Eh bien, alors, comme on ne part pas sans prendre quelque chose, mangeons un croûton, mon ami, buvons un coup, et tu iras chercher les chevaux pour les atteler à la télègue.

— C’est bien, capitaine, répondait Brisgallow.

Et Brisgallow apportait un morceau de pain et de fromage, et une bouteille de vodka. Le capitaine, trop bon prince pour absorber à lui seul le bien du bon Dieu, faisait manger un croûton et boire un verre de vodka à Brisgallow, en faisait autant, seulement, lui buvait plutôt deux verres qu’un, et les deux verres bus :

— Là, disait-il, je crois qu’il est temps d’aller chercher les chevaux : nous avons une longue route à faire, mon ami, ne l’oublions pas.

— Si longue qu’elle soit, la route me sera agréable si je la fais avec vous, capitaine, répondait l’aimable demchick.

— Nous la ferons ensemble, mon ami, nous la ferons ensemble : les hommes ne sont-ils pas frères ? Laisse-moi le vodka et les verres, afin que je ne m’ennuie pas trop en t’attendant, et va chercher les chevaux ; va, Brisgallow, va.

Brisgallow sortait, laissant à son capitaine le temps de boire un ou deux verres de vodka ; puis il rentrait, tenant à la main une sonnette comme on en attache aux dougas [1].

— Voilà les chevaux, capitaine, disait-il.

— C’est bien ; fais atteler et presse les hiemchicks.

— Pour ne pas vous ennuyer pendant qu’ils attelleront, buvez un coup, capitaine.

— Tu as raison, Brisgallow ; seulement, je n’aime pas boire seul : c’est bon pour les ivrognes ; prends un verre et bois, mon garçon. Attelez, vous autres, attelez.

Les deux verres vides :

— Nous sommes prêts, capitaine, disait Brisgallow.

— Eh bien, alors, partons.

Et le capitaine se couchait, et Brisgallow s’asseyait au pied de son lit, sonnant sa sonnette qui imitait le bruit de la troïcka en marche.

Le capitaine s’assoupissait.

Au bout d’une demi-heure :

— Capitaine, disait Brisgallow, nous sommes arrivés à la station.

— Hum, tu dis ? faisait le capitaine en se réveillant.

— Je dis que nous sommes arrivés à la station, capitaine.

— Alors, il faut boire un coup, Brisgallow.

— Buvons un coup, capitaine.

Et les deux compagnons de voyage trinquaient fraternellement, et vidaient chacun son verre de vodka.

— Partons, partons, disait le capitaine, je suis pressé.

— Partons, disait Brisgallow.

On arrivait à une seconde station, où l’on buvait un coup comme à la première. À la quatrième station, la bouteille était vide.

Brisgallow en allait chercher une autre.

À la dernière station, le capitaine et demchick roulaient à côté l’un de l’autre, ivres-morts.

Le voyage était fini pour ce jour-là, seulement il recommençait le lendemain.

Le chirurgien-major procédait d’une autre façon.

Il habitait une maison à l’orientale, avec des niches creusées dans la muraille : il quittait cette maison à sept heures du matin pour faire sa visite à l’hôpital. Selon qu’il avait plus ou moins de malades, sa visite durait plus ou moins longtemps. Puis il rentrait.

En son absence, il avait habitué son demchick à mettre deux verres de punch dans chaque niche.

Alors il commençait sa tournée intérieure.

— Hum ! faisait-il en s’arrêtant devant la première niche, comme s’il parlait à un voisin, quelle bise il fait ce matin !

— Une bise de tous les diables, se répondait-il.

— Cela ne vaut rien pour la santé, de sortir à jeun par un pareil vent.

— Vous avez raison. Prendriez-vous bien quelque chose ?

— Je prendrais volontiers un verre de punch.

— Ma foi, moi aussi : Kaschenko, deux verres de punch, mon ami.

— Voilà, monsieur.

Et le docteur, qui faisait les demandes et les réponses, en se contentant de changer les intonations de sa voix, prenait un verre de punch de chaque main, se souhaitait toutes sortes de prospérités, et buvait les deux verres de punch.

À la seconde niche, la formule changeait ; mais le dénoûment était toujours le même.

À la dernière niche, il avait bu vingt verres de punch. Par bonheur, cette dernière niche aboutissait à son lit

Le docteur se couchait enchanté de lui : il avait visité toute sa clientèle.

Nous avons fait, à Temir-Kan-Choura, connaissance avec un chef de bataillon qui dans la campagne de 1850 avait eu particulièrement affaire aux Turcs, et qui leur avait gardé une énorme rancune pour une balle qu’ils lui avaient logée dans les côtes, et un coup de sabre dont ils lui avaient balafré le visage.

C’était un excellent homme, brave, jusqu’à la témérité, mais sauvage et solitaire, ne frayant avec aucun de ses camarades.

Il avait trouvé moyen de se loger dans une petite maison séparée des autres et presque hors de la ville.

Il vivait là, dans la compagnie d’un chien et d’un chat.

Le chien s’appelait Ruski, et le chat Turki.

Le chien était un méchant roquet blanc et noir, courant sur trois pattes, tenant la quatrième en l’air, avec une oreille couchée et l’autre en paratonnerre.

Le chat était un simple chat gris, pur chat de gouttière.

Jusqu’à la fin du dîner, Turki et Raski étaient les meilleurs amis du monde ; l’un mangeait à la droite, l’autre à la gauche du chef de bataillon.

Mais après le dîner, le chef de bataillon allumait sa pipe,

  1. Nom du cercle de bois que porte au-dessus du garrot le cheval de milieu d’une troïcka.