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le caucase

— Il se presse un peu, il me semble ; mais, en tout cas, dites-lui que c’est accordé.

Le Cosaque rentra dans les rangs et se mit à examiner ses armes, comme si son tour de s’en servir était déjà arrivé.

Pendant ce temps, son compagnon avait répondu par un cri au défi du montagnard et était parti à fond de train dans sa direction.

Tout en courant, le Cosaque fit feu.

L’Abreck fit cabrer son cheval : le cheval reçut la balle dans les chairs de l’épaule. Presque en même temps le montagnard fit feu à son tour, et enleva le papack de son adversaire.

Tous deux jetèrent le fusil sur leur épaule. Le Cosaque tira sa schaska, le montagnard son kangiar.

Le montagnard manœuvrait son cheval, tout blessé que fût l’animal, avec une adresse admirable, et quoique le sang ruisselât sur son poitrail, il ne paraissait pas le moins du monde affaibli, tant son maître le soutenait des genoux, de la bride et de la voix.

En même temps un torrent d’injures ruisselait de ses lèvres et inondait son adversaire.

Les deux combattants se joignirent.

Je crus un instant que notre Cosaque avait transpercé son adversaire avec sa schaska. Je vis la lame briller derrière son dos.

Mais il avait seulement percé sa tcherkesse blanche.

À partir de ce moment, nous ne vîmes plus rien qu’un groupe de deux hommes luttant corps à corps. Au bout d’une minute un des deux hommes glissa de son cheval.

C’est-à-dire le tronc d’un homme seulement ; sa tête était restée à la main de son adversaire.

L’adversaire, c’était le montagnard. Il poussa avec une sauvage et effrayante énergie un cri de triomphe, secoua la tête dégouttante de sang et l’accrocha à l’arçon de sa selle.

Le cheval sans cavalier s’enfuit, et par un instinct naturel, après avoir fait un détour, revint se joindre à nous.

Le cadavre décapité resta immobile.

Puis au cri de triomphe du montagnard succéda un second cri de défi.

Je me tournai vers le Cosaque qui avait demandé à combattre le second. Il fumait tranquillement sa pipe.

Il me fit un signe de la tête.

— J’y vais, dit-il.

Puis à son tour il poussa un cri en signe qu’il acceptait le combat.

Le montagnard, qui faisait de la fantasia, s’arrêta pour voir quel nouveau champion venait à lui.

— Allons, lui dis-je, j’augmente la prime de dix roubles.

Cette fois il me répondit par un simple clignement des yeux. Il semblait faire provision de fumée, l’aspirant et ne la rendant pas.

Puis il partit au galop avant que l’Abreck eût eu le temps de recharger son fusil, arrêta son cheval à quarante pas de lui, épaula et lâcha la détente.

Une légère fumée qui enveloppa son visage nous fit croire à tous que l’amorce seule avait brûlé.

Le croyant désarmé de son fusil, l’Abreck fondit sur lui le pistolet à la main et tira son coup à dix pas.

Le Cosaque, par un mouvement imprimé à son cheval, évita la balle, puis portant rapidement son fusil à son épaule, à notre grand étonnement à tous, qui ne lui avions pas vu mettre une nouvelle amorce, il fit feu.

Un mouvement violent que fit le montagnard prouva qu’il était atteint.

Il lâcha la bride de son cheval et jeta, pour ne pas tomber, ses deux bras au cou de sa monture.

L’animal, ne se sentant plus dirigé, furieux lui-même de sa blessure, l’emporta à travers les buissons dans la direction du Téreck.

Le Cosaque se mit à sa poursuite.

Nous allions lancer nos chevaux dans la même direction que lui, lorsque nous vîmes peu à peu le corps du montagnard perdre son équilibre et rouler à terre.

Le cheval s’arrêta près du cavalier.

Le Cosaque ignorant si ce n’était pas une ruse et si le montagnard ne simulait point la mort, fit un grand cercle avant de s’approcher de lui.

Il cherchait évidemment à voir le visage de son ennemi, mais son ennemi, par hasard ou à dessein, était tombé la face contre terre.

Le Cosaque se rapprocha de lui peu à peu : le montagnard, ne bougeait pas. Notre Cosaque tenait à la main son pistolet dont il ne s’était pas servi, prêt à faire feu.

À dix pas du Tchetchen il s’arrêta, visa et lâcha le coup.

Le Tchetchen ne bougea pas. C’était une balle perdue inutilement. Le Cosaque avait tiré sur un cadavre.

Il sauta à bas de son cheval et s’avança, tirant son kangiar, s’inclina sur le mort, et une seconde après se releva, sa tête à la main.

Toute l’escorte cria : Hourra ! il avait gagné les trente roubles et par-dessus le marché sauvé l’honneur du corps et vengé son camarade.

En un instant, le montagnard fut nu comme la main. Le Cosaque plia toute sa défroque sur son bras, puis il saisit par la bride le cheval blessé, qui n’essaya point de fuir, lui mit son butin sur le dos, remonta sur le sien, et revint à nous.

Il n’y eut qu’une question :

— Comment ton fusil, après avoir brûlé l’amorce, a-t-il pu partir ?

Le Cosaque se mit à rire.

— Mon fusil n’a pas brûlé l’amorce, dit-il.

— Bon ! nous avons vu la fumée, crièrent ses camarades.

— Vous avez vu la fumée de ma pipe que j’avais gardée dans ma bouche, dit le Cosaque, et non celle de mon fusil.

— Voilà les trente roubles, lui dis-je, quoiqu’il me semble que tu aies un peu triché.

CHAPITRE VI.

Le renégat.

On laissa, selon l’habitude, le mort tout nu, à la merci des animaux carnassiers et des oiseaux de proie, mais on recueillit avec soin le cadavre du Cosaque, que l’on plaça en travers sur le cheval du montagnard, à l’arçon duquel pendait déjà sa tête ; un Cosaque prit le cheval par la bride et le ramena à la forteresse d’où il était parti il y avait une heure à peine.