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le caucase

Quant au cheval du Cosaque qui avait eu la cuisse cassée par la balle qui m’était destinée, il s’était relevé, et sur trois jambes il avait regagné notre troupe.

Comme il n’y avait pas moyen de le sauver, un Cosaque le conduisit près d’un fossé, et d’un coup de kangiar lui ouvrit la carotide. Le sang jaillit comme d’une fontaine.

L’animal se sentit sans doute frappé à mort, car il se cabra sur les pieds de derrière, tourna sur lui-même en faisant jaillir tout autour de lui un cercle de sang, tomba sur le genou de sa jambe intacte, puis lentement se coucha sur le flanc, soulevant encore sa tête pour nous regarder avec des regards d’une expression humaine.

Je détournai les yeux, et m’approchant de notre chef d’escorte, je lui fis quelques observations sur la cruauté qu’il y avait, à mon avis, d’abandonner ainsi aux aigles et aux chacals le corps de ce brave Abreck qui avait succombé bien plutôt à la ruse qu’à la force, et persistai pour qu’on l’enterrât.

Mais le chef me répondit que le soin de sa sépulture regardait ses compagnons, et que s’ils voulaient rendre ce suprême devoir à ce pauvre cadavre où avait battu un si vaillant cœur, c’était à eux de le venir enlever pendant la nuit.

C’était probablement ce qu’ils avaient l’intention de faire, car on les voyait de l’autre côté du Téreck réunis sur une petite éminence, et nous menaçant à la fois de gestes que nous pouvions voir et de paroles dont le bruit, sinon le sens, arrivait jusqu’à nous.

C’était une grande honte pour eux d’avoir laissé leur compagnon seul, une plus grande honte encore d’avoir abandonné son cadavre. C’était à ne pas oser rentrer dans le village.

S’ils avaient eu au moins un cadavre ennemi à présenter en place de celui qui leur manquait !

La coutume des montagnards, en effet, est celle-ci : lorsqu’ils vont en expédition et qu’ils ont un, ou plusieurs hommes tués, ils rapportent ces hommes jusqu’aux frontières du village ; là, ils tirent des coups de fusil pour prévenir les femmes de leur retour, puis quand ils les voient paraître à l’extrémité de l’aoul, ils déposent les corps à terre et s’en vont pour ne revenir que quand ils rapportent autant de têtes ennemies qu’ils ont perdu de compagnons.

Lorsque l’engagement a eu lieu à cinq ou six journées du village, ils coupent les corps par quartiers, les salent pour les sauver de la putréfaction et en rapportent chacun un morceau.

Les trois tribus montagnardes chrétiennes qui sont au service de la Russie, Pchaves, Touschines et Tchesvours, pratiquent les mêmes habitudes.

C’est surtout pour leur pristaff qu’ils ont ces sortes d’attention, de ne laisser, sous aucun prétexte, son corps entre les mains de l’ennemi.

Cela les entraîne quelquefois à des propositions qui ne manquent pas d’originalité.

Les Touschines avaient pour pristaff un prince Tschélokaëff.

Leur prince mourut.

On leur envoya un autre pristaff ; mais celui-là n’avait pas l’honneur de s’appeler Tschléokaëff, et c’était un Tschélokaëff qu’ils voulaient.

Leurs instances furent si pressantes, que le gouvernement se mit en quête, et découvrit à grand’peine un prince Tschélokaëff, dernier du nom.

Quoiqu’il fût souffrant et d’une santé faible, on le nomma pristaff à la grande joie des Touschines, qui possédaient enfin l’homme de leur choix.

Une expédition fut résolue, les Touschines en faisaient partie ; leur pristaff naturellement marchait à leur tête ; mais la fatigue de la marche influençant sur sa santé déjà chancelante, il fut facile de s’apercevoir que ce grand courage seul, si naturel aux Géorgiens, qu’il semble n’être plus chez eux un mérite, le soutenait.

Les Touschines jugèrent que c’était un homme perdu, et qu’évidemment un peu plus tôt ou un peu plus tard, il ne pouvait manquer de succomber.

Ils se réunirent en conseil et délibérèrent.

Le résultat de la délibération fut qu’on enverrait une députation au pristaff.

La députation se présenta devant sa tente et fut admise à l’instant même.

Elle salua son chef avec tout le respect qui lui était dû, et l’orateur prit la parole.

— L’avis général, dit-il au prince Tschélokaëff, est que Dieu l’a marqué pour une mort prochaine, et que tu ne peux aller loin ainsi.

Le prince dressa l’oreille, l’orateur continua :

— Si tu meurs dans deux ou trois jours, c’est-à-dire quand nous serons engagés tout à fait dans les montagnes, tu seras un grand embarras pour nous, qui tiendrons, tu le comprends bien, à rapporter ton corps à ta famille ; en cas de retraite précipitée même, nous ne pourrions pas répondre, comme nous serons obligés de te couper par quartier, qu’il ne se perdra pas quelque morceau de ta respectable personne.

— Eh bien, après ? demanda le prince Tschélokaëff, en ouvrant des yeux de plus en plus grands.

— Eh bien, nous venons te proposer, pour que ton corps ne coure pas tous ces risques qui doivent te préoccuper, de te tuer tout de suite, et comme nous ne sommes qu’à cinq ou six journées de ta maison, ton corps arrivera sain et sauf à ta famille.

Si caressante que fût la proposition, le prince refusa : il y eut plus ; la proposition fit ce que n’avait pu faire la quinine, elle lui coupa subitement la fièvre.

À partir de ce moment, la santé du prince alla s’améliorant. Il fit bravement la campagne sans attraper une égratignure, et se chargea de rapporter lui-même à sa famille un corps parfaitement intact.

Seulement, la proposition de ses hommes l’avait tellement touché, qu’il ne pouvait la raconter sans attendrissement.

Maintenant, comment étant en nombre inférieur, les Tchetchens nous avaient-ils attaqués ? S’ils eussent été seuls, ils se fussent bien certainement tenus cois et couverts.

C’était l’Abreck qui se trouvait avec eux, et qui se fût, en vertu du serment qu’il avait fait, regardé comme déshonoré s’il eût laissé passer le danger si près de lui sans le provoquer.

Les Abrecks, nous l’avons dit, font serment, non-seulement de ne reculer devant aucun danger, mais encore d’aller au-devant du danger.