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le caucase

centaine d’hommes, derrière un rempart de chevaux tués contre quinze cents montagnards [1].

Le général Soussloff, alors lieutenant-colonel, se trouvait au village de Tschervelone.

Le 24 mai 1846, il fut averti qu’un corps de quinze cents Tchetchens était descendu des montagnes et s’était emparé du village d’Acboulakiourth, mot à mot le village aux lames de fer.

Le général commandant le flanc gauche, le général Freytay, était à Grosnaïa, construction du général Yermoloff.

D’habitude, lorsque les montagnards opèrent en nombre trop considérable pour que les petits postes cosaques s’opposent aux opérations, on avise le général et on attend ses ordres.

L’ordre arriva de Grosnaïa au lieutenant-colonel Sousloff de se porter à la rencontre des Tchetchens, avec promesse d’être soutenu par deux bataillons d’infanterie et deux pièces de canon.

Lorsque cet ordre arriva, déjà soixante-dix chevaux étaient réunis et les Cosaques prêts.

Le lieutenant-colonel partit avec ses soixante-dix Cosaques. Mais après trente et une verstes de course enragée, en arrivant au bac d’Amir-Adjourk, les trente mieux montés restaient seuls, les autres étaient restés en route.

Là on trouva sept Cosaques du Don et quarante de la ligne. Ces quarante-sept hommes joignirent les trente arrivant et passèrent le bac.

L’ennemi avait déjà quitté le village d’Acboulakiourth, emmenant ses prisonniers ; il avait passé à une verste du bac, et cinq pièces de gros calibre avaient fait feu sur lui par-dessus le Téreck.

Le lieutenant-colonel passa le bac avec quatre-vingt-quatorze hommes, dont sept officiers, parmi lesquels son aide de camp Fidiouskine et le major Kampkoff, son frère d’armes. Ce qui avait surtout déterminé le colonel à opérer son passage, c’est qu’il avait entendu des coups de canon tirés de Kourinsky, et qu’il avait pensé que ces coups de canon étaient tirés par les deux bataillons d’infanterie et les deux pièces d’artillerie annoncés.

Le lieutenant-colonel Soussloff, quoique la canonnade eût cessé, s’était donc mis à la poursuite de quinze cents Tchetchens avec quatre-vingt-quatorze Cosaques.

Voyant cependant qu’on n’entendait plus le canon, qu’on ne distinguait plus la fumée, il envoya vingt-cinq hommes sur un mamelon dominant la plaine, pour tâcher de découvrir ce qui se passait à l’horizon.

Les Tchetchens, en voyant les vingt-cinq éclaireurs couronner la petite éminence, envoient quatre-vingts hommes qui les culbutent et les ramènent, avec l’officier qui les commandait, au corps principal.

Ce fut alors que les Tchetchens qui poursuivaient les vingt-cinq Cosaques virent à quel petit nombre d’ennemis ils avaient affaire, et rapportèrent cette nouvelle à leurs compagnons.

On résolut d’avaler cette bouchée d’hommes, et le commandant des Tchetchens ordonna de faire volte-face et de débarrasser la plaine de ces imprudents ou de ces curieux.

Le lieutenant-colonel Soussloff vit venir à lui tout ce gros détachement.

Il assembla à l’instant même son petit conseil de guerre ; pas un instant il ne fut question de fuir, mais quatre-vingt-quatorze hommes, attendant l’attaque de quinze cents, pouvaient bien se demander de quelle façon ils devaient mourir.

Le résultat du conseil, tenu par l’aide de camp et le major, fut qu’on ferait faire aux chevaux un grand cercle, que les hommes se placeraient derrière les animaux et appuieraient, pour assurer la direction de leur feu, les fusils sur la selle.

La manœuvre fut exécutées puis, à haute voix, le général cria à ses hommes :

— Ne tirez qu’à cinquante pas !

Les Tchetchens arrivaient comme une trombe. Lorsqu’ils furent à cinquante pas à peu près, le lieutenant-colonel cria : Feu !

L’ordre fut exécuté ; la petite troupe se trouva enveloppée d’un nuage de fumée qui s’enleva lentement.

On ne pourrait juger de l’effet que lorsqu’on y verrait clair.

Lorsqu’on put percer le mur de vapeur, on se vit complétement entouré, excepté par un côté : c’est l’habitude des Tchetchens de laisser toujours une issue à la fuite de l’ennemi, pour ne pas le désespérer.

D’ailleurs, avec leurs excellents chevaux, ils sont toujours sûrs de rejoindre les fuyards et, les prenant à la débandade, d’en avoir bon marché.

Personne ne bougea : cette issue ouverte était un piége connu.

On avait affaire à des hommes qui, trouvassent-ils leur salut dans la fuite, ne voulaient pas fuir.

La fusillade alors s’engagea également vive des deux côtés, mais de la part des Tchetchens elle était peu meurtrière, les chevaux des assiégés formant rempart.

Au bout d’une heure et demie, vingt chevaux seulement restaient debout.

Le cercle s’était resserré, et les hommes, enfermés dans le cercle, continuaient de tirer.

Les Tchetchens alors se glissèrent en rampant jusqu’à vingt ou vingt-cinq pas des Cosaques, et visèrent aux jambes des hommes entre les jambes des chevaux.

Ce fut alors que l’aide de camp Fidiouskine reçut une balle qui lui cassa la cuisse.

Soussloff vit, au mouvement que lui arracha la douleur, qu’il était touché.

— Tu es blessé ? lui dit-il.

— Oui, j’ai la cuisse cassée, répondit celui-ci.

— N’importe, lui répondit le colonel ; accroche-toi à moi, accroche-toi à ton cheval, accroche-toi à quoi ou à qui tu pourras, mais ne tombe pas ; on te sait un des plus braves de nous tous ; en te voyant tomber on te croirait tué, et cela démoraliserait nos hommes.

— Soyez tranquille, répondit le blessé, je ne tomberai pas.

Et en effet, il resta debout ; seulement, ce fut en lui-même qu’il trouva son point d’appui, le courage [2].

  1. C’est le lieutenant-colonel, aujourd’hui le général Soussloff.
  2. L’officier russe est, sous ce rapport, un modèle non-seulement de courage, mais de volonté. Nous lisions cette nuit, dans l’excellent ouvrage de Busancourt sur la campagne de Crimée, le fait suivant :

    « Le ravage que causa le premier feu de ces batteries fut immense ; la