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le caucase

prendre notre tarantasse et notre télègue, et commandé une escorte de quinze hommes, dont cinq Cosaques du Don et dix Cosaques de la ligne.

Les voitures et l’escorte vinrent nous recevoir à sa porte.

Je pris congé de lui, de sa femme et de l’enfant, avec une véritable reconnaissance. L’hospitalité russe, au lieu de se démentir, semblait devenir plus large et plus prévenante au fur et à mesure que je m’approchais du Caucase.

Le colonel s’informa si nous étions armés, si nos armes étaient en état, fit de sa bouche un petit discours à notre escorte, et nous nous mîmes en route, nos cinq Cosaques du Don faisant avant-garde, et nos dix Cosaques de la ligne galopant aux deux côtés de nos voitures.

Nos deux hiemchicks nous regardaient partir d’un air consterné ; ils étaient revenus proposer de nous conduire pour dix-huit roubles et même pour seize, mais Kalino leur avait répété en excellent russe ce que je leur avais déjà dit en mauvais, et ils se l’étaient, cette fois, tenu pour dit, et bien dit.

Ils s’étaient alors rabattus sur notre jeune officier de Derbent, avec lequel ils avaient d’abord fait prix à douze roubles, puis qu’ils n’avaient plus voulu conduire que pour dix-huit. Craignant qu’il ne leur échappât comme nous, ils en étaient revenus à la somme primitive.

Il en résulta que notre jeune officier, après avoir fait prendre à sa kibick la place intermédiaire qui lui était destinée entre la tarantasse et la télègue, était monté avec Kalino sur la banquette de devant de notre tarantasse, et que notre escorte s’était augmentée, non-seulement d’un brave officier, mais d’un bon compagnon.

Sans compter le cuisinier arménien qui faisait si bien le schislick.

À cinq cents pas des dernières maisons de Schoukovaïa, nous retrouvâmes notre éternel Téreck qui nous barrait la route pour la dernière fois, et qui traçait la limite des États russes entièrement soumis.

De l’autre côté, nous étions en pays ennemi ; non pas en pays conquis, mais en pays qu’on est en train de conquérir.

Une fois le pont que nous avions devant les yeux franchi, tout homme que nous rencontrions sur la route pouvait avoir sans remords, dans son fusil, une balle à notre disposition.

Aussi, au bas du pont, bâti par le comte Woronsow, et qui se dresse par une pente extrêmement-rapide, existe-t-il une barrière près de laquelle s’élève un corps de garde et veille une sentinelle.

Aucun voyageur ne passe plus seul ; si c’est un personnage considérable, il doit avoir une escorte ; s’il appartient au commun des martyrs, il doit attendre l’occasion.

Au delà du pont, la ligne est franchie.

La ligne est tracée par le Kouban et le Téreck, c’est-à-dire par les deux grands fleuves qui descendent du versant septentrional du Caucase, et qui, partis presque de la même base, bifurquent dès leur naissance et vont se jeter, le Téreck dans la mer Caspienne, le Kouban dans la mer Noire.

Figurez-vous une immense accolade s’allongeant à la base d’une chaîne de montagnes, prenant sa source au pied du mont Kouban, et allant aboutir, à l’est, à Kisslarr, à l’ouest, à Taman.

Sur cette double ligne, de quatre lieues en quatre lieues, des forteresses.

Au milieu, c’est-à-dire à la base de la double accolade, formée par les deux fleuves, le passage du Darial.

Puis, au fur et à mesure que la conquête fait des progrès, des fortins se détachant pour ainsi dire des forteresses, et marchant en avant, des postes se détachant des fortins, et marchant en avant encore, enfin, des sentinelles se détachant des postes et marquant cette limite douteuse de la puissance russe, limite qu’à chaque instant quelque excursion montagnarde recouvre comme une sanglante marée. De Schumaka, où les Lesguiens enlèvent trois cents négociants en 1712, jusqu’à Kisslarr, où Kasi-Moullah coupe sept mille têtes en 1831, il n’existe pas une sagène de cette immense ceinture qui n’ait sa tache de sang.

Si ce sont des Tatars qui sont tombés là où vous passez vous-même et où vous risquez de tomber à votre tour, des pierres se dressent, plates, allongées, surmontées d’un turban et surchargées de caractères arabes, qui sont à la fois la louange du mort et l’appel de vengeance fait à sa famille.

Si ce sont des chrétiens, c’est la croix, symbole au contraire de pardon et d’oubli.

Mais croix chrétienne et pierre tatare sont si fréquentes sur la route, que de Kisslarr à Derbent on croirait marcher dans un vaste cimetière.

Les endroits où elles manquent, comme par exemple de Kasafiourte à Theriourte, c’est que le danger est tel, que nul n’a osé aller creuser une fosse aux morts et dresser soit une pierre, soit une croix sur leurs tombes.

Là, les corps ont été abandonnés aux chacals, aux aigles et aux vautours ; là, les os humains blanchissent au milieu des squelettes des chevaux et des chameaux, et comme la tête, ce signe caractéristique de la race animale pensante, a été emportée par le meurtrier, ce n’est qu’après un examen, qu’il est toujours dangereux de prolonger, que l’on reconnaît à quels débris on a affaire.

Non pas que les montagnards ne fassent pas de prisonniers ; au contraire, c’est là leur grande spéculation, leur principal commerce ; les schaskas kabardiennes, les bourkas tcherkesses, les kangiars tchetchens et les draps lesguiens ne sont que des industries tout à fait secondaires.

On garde les prisonniers jusqu’à ce que leurs familles aient payé rançon ; s’ils se lassent, s’ils essayent de se sauver, alors les montagnards ont un moyen à peu près sûr pour empêcher que la tentative se renouvelle.

Ils fendent la plante des pieds du prisonnier avec un rasoir, et dans chaque blessure introduisent du crin haché.

Lorsque la famille des prisonniers refuse de payer rançon, ou n’est point assez riche pour satisfaire aux exigences des montagnards, ces prisonniers sont envoyés au marché de Trébizonde et vendus comme esclaves.

Aussi, de part et d’autre, des actions d’un héroïsme merveilleux ressortent- elles de cette guerre à mort.

Dans toutes les stations de poste, on trouve une gravure représentant un fait d’armes devenu aussi populaire en Russie que notre défense de Mazagran l’est en France.

Cette gravure représente un colonel se défendant, avec une