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le caucase

si la montagne, de son côté, se mettait à combattre pour montagnards, descendit la pente, mugissant et terrible comme le tonnerre, et emporta un tiers du bataillon.

Ceux qui restaient, accrochés aux saillies du roc, aux racines des arbres, levèrent alors la tête, et virent le sommet de la montagne d’où venait de se précipiter l’avalanche de granit, couronné de femmes échevelées et à demi nues, brandissant des sabres et des pistolets.

L’une d’elles, ne trouvant plus de pierres à faire rouler sur eux, et voyant qu’ils continuaient de monter, leur jeta son enfant après lui avoir brisé la tête contre le rocher.

Puis, avec une dernière imprécation, se précipita elle-même et tomba respirant encore au milieu d’eux.

Les Russes montaient toujours, ils atteignirent le haut du rempart, et la nouvelle Akhulgo fut prise comme l’ancienne.

Sur trois bataillons du régiment du général Paskewitch, que l’on appelait le régiment des petits comtes, il resta de quoi en reformer un, encore lui manqua-t-il une centaine d’hommes.

Le drapeau russe flottait sur Akhulgo, mais Chamyll n’était pas pris.

On chercha parmi les cadavres, Chamyll n’était pas mort.

Des espions assurèrent qu’il s’était réfugié dans une caverne qu’ils indiquèrent, on fouilla la caverne, Chamyll n’y était pas.

Par où avait-il fui ? comment avait-il disparu ? quel aigle l’avait enlevé dans les nuages ? quel gnome lui avait ouvert un chemin à travers les entrailles de la terre ? nul ne le sut jamais. Mais, comme par miracle, il se retrouva à la tête des Avares, à la tête de ses plus fidèles naïbs, et plus que jamais les Russes entendirent répéter autour d’eux :

« Allah n’a que deux prophètes, le premier se nomme Mahomet, le second Chamyll. »

Inutile de dire que les peuplades du Caucase poussent, à peu près toutes sans exception, la bravoure jusqu’à la témérité ; aussi, dans cette vie de luttes éternelles, la seule dépense du montagnard est-elle pour ses armes.

Tel Tcherkesso, Lesguien ou Tchetchen qui a ses vêtements en lambeaux, a un fusil, une schaska, un kingiar et un pistolet qui valent deux ou trois mille roubles.

Aussi, canons de fusil, lames de poignard et de schaska portent-ils soigneusement le nom ou le chiffre de leur fabricant.

On m’a donné des poignards dont la lame de fer valait vingt roubles, et dont la monture en argent n’en valait que quatre ou cinq.

J’ai une schaska, échange que j’ai fait pour des revolvers avec Mahammed-Khan, dont la lame, dans le pays même, était estimée quatre-vingts roubles, c’est-à-dire plus de trois cents francs.

Le prince Tarkanoff m’a fait cadeau d’un fusil dont le canon seul, sans la monture, vaut cent roubles, deux fois plus qu’un canon à deux coups de Bernard.

Quelques montagnards ont des lames d’épée droites qui viennent des croisés ; ceux-là portent encore la cotte de mailles, la targe et le casque du treizième siècle ; ceux-là ont encore sur la poitrine la croix rouge avec laquelle, chose qu’ils ignorent complétement, leurs ancêtres ont pris Jérusalem et Constantinople.

Ces lames font feu comme un briquet, coupent la barbe comme un rasoir.

Mais l’objet pour lequel le montagnard ne néglige rien, c’est son cheval, En effet, le cheval du montagnard est son arme offensive et défensive la plus importante.

Si déchiquetée qu’elle soit, la toilette du montagnard est toujours, sinon élégante, du moins pittoresque. Elle se compose du papack noir ou blanc, de la tcherkesse, avec la double cartouchière sur la poitrine, du pantalon large, serré à partir du genou dans des guêtres étroites et de deux couleurs, de bottes rouges ou jaunes avec des babouches de la même nuance, et d’une bourka, espèce de manteau non-seulement à l’épreuve de la pluie, mais de la balle, jetée sur le tout.

Quelques-uns poussent la recherche jusqu’à faire venir de Linchoran des bourkas en plumes de pélican qui leur reviennent à soixante, à quatre-vingts et même à cent roubles.

J’ai une de ces bourkas, merveille de travail, et qui m’a été donnée par le prince Bagration.

Lorsque le montagnard passe vêtu ainsi, monté sur son infatigable petit cheval, que l’on croirait natif du Nedj ou du Sahara, il est vraiment magnifique à voir.

Plus d’une fois il a été prouvé que des bandes tcherkesses ont fait dans une même nuit cent vingt, cent trente et même cent cinquante verstes, Ces chevaux gravissent ou descendent au galop toujours des pentes qui semblent impraticables, même à un homme à pied. Aussi le montagnard poursuivi ne regarde jamais devant lui. Si quelque ravin traverse son chemin, si profond qu’il craigne que la vue de cet abîme effraye son cheval, il détache sa bourka, lui enveloppe la tête, et criant Allah y Allah, il s’élance presque toujours impunément dans des précipices de quinze à vingt mètres de profondeur.

Hadji-Mourad, dont nous raconterons plus tard l’histoire, fit un de ces sauts de cent vingt pieds.

Il est vrai qu’il se brisa les deux jambes.

Le montagnard, comme l’Arabe, défend jusqu’à la dernière extrémité le corps de son compagnon tué ; mais c’est à tort qu’on dit qu’il ne l’abandonne jamais.

Nous avons laissé, un peu avant de l’aoul d’Helly, le corps d’un chef tchetchen et les cadavres de quatorze des siens dans un fossé.

Je possède le fusil de ce chef, il m’a été donné par le régiment de montagnards indigènes du prince Bagration.

CHAPITRE VII.

Les oreilles tatares et les queues de loup.

Revenons à notre pont.

Grâce à notre escorte, nous le franchîmes sans difficultés, et il ne nous arrêta que le temps nécessaire à Moynet pour en faire un dessin.

Pendant ce temps, nos Cosaques nous attendaient sur son point culminant, et faisaient un excellent effet en se détachant en vigueur sur les cimes neigeuses du Caucase qui formaient le fond du tableau.