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le caucase

Ce pont est d’une hardiesse merveilleuse : il s’élève non-seulement au-dessus du fleuve, mais au-dessus de ses deux rives, à une hauteur de plus de dix mètres. C’est une précaution contre la crue des eaux ; en mai, juin et août, tous les fleuves débordent et changent les plaines en lacs immenses.

Pendant ces inondations, les montagnards descendent rarement dans la plaine ; mais cependant quelques-uns, plus hardis que les autres, n’interrompent pas leurs excursions.

Alors ils passent, hommes et chevaux, le fleuve débordé sur des outres. L’outre qui soutient le cheval contient les sabres, les pistolets et les poignards.

Le fusil, que le montagnard ne quitte jamais, est porté par lui, en nageant, au-dessus de sa tête.

C’est l’époque la plus dangereuse pour les prisonniers. Attachés par un licol à la queue du cheval, abandonnés par le montagnard qui est obligé de s’occuper de sa propre sûreté, presque toujours ils se noient en traversant le fleuve, qui alors a une verste de large.

Une fois le pont traversé, nous nous trouvâmes dans une vaste plaine inculte, nul n’osant labourer ce terrain, qui n’est plus aux montagnards, mais qui n’est pas encore aux Russes.

La plaine était couverte de perdrix et de pluviers.

Comme la journée était de trente-cinq à quarante verstes seulement, nous crûmes pouvoir nous donner le plaisir de la chasse. Nous descendîmes de notre tarantasse ; et, Moynet d’un côté du chemin et moi de l’autre, suivis chacun de quatre Cosaques de la ligne, nous nous mîmes à gagner notre dîner à la sueur de notre corps.

Au bout d’une demi-heure, nous avions quatre ou cinq perdrix et cinq ou six pluviers.

À l’autre bout de la plaine, une petite troupe de dix ou douze hommes armés commençait à apparaître. Quoiqu’elle vint à trop petits pas pour être une troupe ennemie, nous n’en remontâmes pas moins en voiture, en substituant les balles à notre plomb. Souvent les montagnards, dont le costume est le même absolument que celui des Tatars de la plaine, ne se donnent point la peine de s’embusquer : ils suivent la route, et restent inoffensifs ou deviennent offensifs selon que l’occasion se présente.

La troupe qui venait à nous se composait d’un prince tatar et de sa suite, Le prince pouvait avoir trente ans ; les deux noukers qui le suivaient portaient chacun un faucon sur le poing.

Un peu plus loin nous distinguâmes une autre troupe, mais suivant le même chemin que nous. Seulement, comme elle se composait de charrettes et de fantassins marchant au pas, nous gagnâmes sur elle et la rejoignîmes bientôt.

Ceux à qui ces fantassins servaient d’escorte étaient des ingénieurs se rendant à Temir-Khan-Choura pour bâtir une forteresse.

On serre de plus en plus la ceinture de Chamyll, qu’on espère finir par étouffer dans quelque étroite vallée.

En arrivant à Casafiourte, nous allions nous trouver à une demi-lieue de ses avant-postes, à cinq lieues de sa capitale.

Depuis Kisslarr, le chemin, comme le paysage, changeait complétement d’aspect ; au lieu d’être uni et tracé en ligne droite comme celui qui nous avait conduits d’Astrakan à Kisslarr, il était plein de détours nécessités par ces mouvements de terrain que l’on rencontre toujours à l’approche des montagnes, et n’était plus que montées et descentes. Seulement, montées et descentes étaient si rapides, si pleines de pierres, qu’un cocher européen eût jugé la route impraticable et fût revenu sur ses pas, tandis que notre hiemchick, sans s’inquiéter des essieux de notre tarantasse et des vertèbres de nos corps, lançait à chaque descente ses chevaux à un tel galop, que du même élan ils se trouvaient remontés de l’autre côté.

Plus la descente était rapide, plus de la parole et du fouet notre hiemchick pressait ses chevaux.

Il faut avoir une voiture de fer et un corps d’acier pour résister à de pareilles secousses.

Vers deux heures de l’après-midi, nous aperçûmes Kasafiourte. Notre hiemchick redoubla de vitesse. Nous passâmes la rivière Garah-Sou [1] à gué, et nous nous trouvâmes dans la ville.

À quatre ou cinq verstes de Kasafiourte, nous avions dépêché un de nos Cosaques pour s’enquérir de notre logement. Nous le trouvâmes en entrant dans la ville. Il nous attendait avec deux officiers du régiment de Kabarda, qui, ayant su que c’était pour moi que l’on cherchait un gîte, n’avaient pas voulu permettre au Cosaque d’aller plus loin, et avaient déclaré que nous n’aurions pas d’autre logement que le leur.

Il n’y avait pas moyen de refuser une offre faite de si bonne grâce. Ils avaient déjà déménagé leurs effets des deux plus belles chambres pour nous les donner.

J’en pris une ; Moynet et Kalino s’établirent dans l’autre.

Ils étaient au désespoir que le prince Mirsky ne fût point à Kasafiourte. Mais en son absence ils ne doutaient point que le colonel ne fit pour nous ce qu’eût fait le prince.

La question était de se procurer des chevaux jusqu’à Tchiriourth. À Tchiriourth, habitait le prince Dondukoff-Korsakoff, dont le nom et la courtoisie m’étaient connus : j’avais eu à Florence un duel avec son frère, mort depuis en Crimée, et c’était, grâce au caractère chevaleresque du prince, une raison de plus d’être sûr de son bon accueil.

Je me brossai la tête tandis que le demchick d’un de nos officiers brossait ma veste et mes bottes ; et, accompagné de mon ami Kalino, je me rendis chez le lieutenant-colonel.

Le lieutenant-colonel était sorti. Je lui laissai mon nom.

J’avais remarqué en face de la maison du lieutenant-colonel un fort beau jardin qui, aux cygnes, aux demoiselles de Numidie, aux hérons, aux cigognes et aux canards qui le peuplaient, me parut être une espèce de jardin des Plantes.

La porte à claire-voie n’était point fermée, mais seulement appuyée contre ses supports ; je la poussai et j’entrai dans le jardin.

À peine y étais-je qu’un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans vint à moi.

— Vous devez être monsieur Dumas ? me demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Je suis le fils du général Grabbé.

— Qui a pris Akhulgo.

— Le même. <references>

  1. L’eau noire.