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le caucase

eu l’habitude de couper les têtes, et ils continuent, prétextant qu’ils ne connaissent pas leur droite de leur gauche.

Cette prime de dix roubles donnée par chaque oreille droite de montagnard me rappela une histoire que l’on m’avait racontée à Moscou.

La quantité de loups qui désolaient certains districts de Russie avait fait accorder une prime de cinq roubles par chaque loup tué.

La prime se payait sur la présentation de la queue.

Au recensement de l’année 1857, on s’aperçut que l’on avait payé plus de cent vingt-cinq mille roubles en prime.

Cela faisait cinq cent mille francs.

On trouva que c’était beaucoup de loups.

On fit une enquête, et l’on reconnut qu’il y avait à Moscou une fabrique de fausses queues de loups, imitant si bien les véritables, que les gens chargés du payement s’y étaient trompés.

Aujourd’hui la prime est abaissée à trois roubles, et l’on exige la tête tout entière.

Peut-être un jour s’apercevra-t-on qu’il y a, soit à Kisslarr, soit à Derbent, soit à Tiflis, une fabrique de fausses oreilles de Tchetchens.

Le lieutenant-colonel Coignard nous invita à dîner chez lui à cinq heures, et le capitaine Grabbé à monter en passant dans sa chambre.

Il nous montrerait des dessins de lui qui, à coup sûr, disait-il, nous intéresseraient.

CHAPITRE IX.

Les Coupeurs de têtes.

Pendant que nous causions avec le lieutenant-colonel Coignard, Kalino, qui avait sur nous deux grands avantages, celui de la langue et de la jeunesse, avait découvert notre hôtesse circassienne, et la décidait à faire son entrée dans le salon.

C’était une fort jolie personne de vingt à vingt-deux ans, vêtue à la mode de Wladikawkass, et qui, je crois, avait reconnu qu’il y a plus à faire avec une tête que l’on tourne qu’avec une tête que l’on coupe.

Il ignorait que nous avions accepté une invitation à dîner chez le lieutenant-colonel, et avait déterminé notre belle Circassienne à dîner avec nous.

Notre regret fut grand, mais la parole était engagée. Par bonheur, Kalino et notre jeune officier de Derbent n’avaient rien promis. Ils pouvaient rester, et, maîtres du cuisinier, nous remplacer avec avantage.

Nous fîmes agréer nos excuses à la belle Leila, — c’était le nom de notre hôtesse. — Nous lui promîmes de revenir aussitôt le dîner, si, de son côté, elle voulait nous promettre de danser, et, la parole engagée, nous partîmes avec le capitaine Grabbé.

Il habitait un joli petit appartement donnant sur le jardin botanique, et il nous montra ses cartons.

C’était un fort joli talent d’amateur, surtout pour les portraits.

Parmi ces portraits il y en avait trois ou quatre auxquels on voyait qu’il s’était adonné tout particulièrement. Ils se composaient seulement de la tête et du haut du corps. Les têtes, grandes comme des pièces de dix sous, étaient merveilleuses d’expression.

Quant à l’uniforme, il était le même.

— Voilà de belles barbes et de magnifiques figures, lui demandai-je, qu’est-ce que c’est que ces gaillards-là ?

— Les meilleurs enfants de la terre, me répondit-il ; seulement ils ont une manie.

— Laquelle ?

— Ils ont fait serment de couper chaque nuit au moins une tête de Tchetchen ; et comme les montagnards abrecks, ils tiennent rigoureusement leur serment.

— Ah ! ah ! voilà qui devient intéressant. À dix roubles la tête, cela fait trois mille six cent cinquante roubles par an.

— Oh ! ce n’est pas pour l’argent, c’est pour le plaisir. Il y a caisse commune, et quand il s’agit de racheter un prisonnier, ils sont toujours les premiers à apporter leur offrande.

— Et les montagnards, que disent-ils de cela ?

— Ils leur rendent la pareille du mieux qu’ils peuvent ; voilà pourquoi ils ont de si belles barbes et de si beaux cheveux ; c’est afin, disent-ils eux-mêmes, que lorsqu’ils ont la tête coupée, les Tchetchens sachent par où la prendre.

— Et vous en avez un régiment comme cela ?

— Oh ! non. Il faudrait choisir dans toute l’armée russe pour avoir un régiment d’hommes pareils. Nous avons une compagnie seulement. Elle a été fondée par le prince Bariatiwski, pendant qu’il était colonel du régiment de Kabarda. C’est lui qui leur a donné leurs carabines. Vous verrez : ce sont d’excellentes armes de Toula, à deux coups, portant la balle de munition ordinaire, avec une baïonnette de soixante centimètres de long.

— La baïonnette est bien gênante pour un bon tireur ; c’est une ligne que l’œil suit malgré lui et qui le fait dévier.

Leur baïonnette se replie sous le canon de leur fusil, et ne se redresse qu’à leur volonté en pressant un ressort.

— À la bonne heure ! Et ces portraits-là ?

— Sont ceux de trois d’entre eux : de Bajeniock, d’Ignacieff et de Mikaëlouk.

— Vous avez choisi les plus beaux, je présume ?

— Non, je vous jure, j’ai pris au hasard.

— Et nous pourrons les voir ?

— Je crois que le lieutenant-colonel veut nous donner une petite fête ce soir, à notre club, qui est tout bonnement la boutique du marchand épicier, et comme il n’y a pas de bonne fête sans nos chasseurs, vous les y verrez.

— Mais alors ils ne pourront pas faire leur expédition ce soir ?

— Oh ! ils la feront de même, un peu plus tard, voilà tout.

À partir de ce moment il me passa par l’esprit une idée qui ne me quitta plus.

C’était de faire l’expédition de la nuit prochaine avec eux.

Je crois que la même idée vint en même temps à l’esprit de Moynet, car nous nous regardâmes et nous mîmes à rire.

Seulement, ni lui ni moi n’en soufflâmes le mot.

En ce moment cinq heures sonnèrent.

— Et le lieutenant-colonel ? dis-je.

— J’aurais pourtant bien voulu faire une copie de vos croquis, dit Moynet.