Aller au contenu

Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
le caucase

faut qu’ils soient pour faire une parfaite beauté. Leur front est grand et uni, et, sans le secours de l’art, elles ont si peu de sourcils, qu’on dirait que ce n’est qu’un filet de soie recourbé. Elles ont les yeux grands, doux et pleins de feu ; le nez bien tourné, les lèvres vermeilles, la bouche riante et petite, le menton tel qu’il doit être pour achever un ovale parfait. Le cou et la gorge ont la blancheur et l’embonpoint que demandent les connaisseurs dans une beauté achevée, et sur un dos plein et blanc comme neige tombent de longs cheveux de la couleur du plus beau jais, tantôt flottants, tantôt tressés, et qui accompagnent toujours agréablement le tour du visage. En parlant de leur sein, j’ai passé vite comme on fait des choses communes, et cependant il n’est rien de si rare ni qui mérite plus d’attention. Les deux globes y sont bien placés, bien taillés, d’une fermeté incroyable, et je puis dire sans exagérer que jamais rien ne fut si blanc ni plus propre, un de leurs grands soins étant de les laver tous les jours, de peur, disent-elles, de se rendre indignes par leur négligence des grâces que le ciel leur a faites. Leur taille est belle. grande et aisée, et toute leur personne pourvue d’un air libre et dégagé. Avec de si beaux dons, elles ne sont point cruelles ; elles ne s’effrayent pas de l’abord d’un homme, de quelque pays qu’il soit ; et, soit qu’il les approche ou qu’il les touche, bien loin de le rebuter, elles se feraient scrupule de l’empêcher de cueillir ce qu’il faut de lis et de rose pour un bouquet de juste grosseur. Mais si les femmes sont faciles, de leur côté les hommes sont si bons qu’ils voient d’un air froid cajoler leurs femmes, dont ils ne sont ni fous, ni jaloux, alléguant pour raison qu’il en est des femmes comme des fleurs, dont la beauté serait inutile s’il n’y avait pas d’yeux pour les regarder ni de mains pour les toucher. »

Voici ce qu’écrivait à Amsterdam, en 1661, pendant le commencement du règne de Louis XIV, et dans un style qui, comme on le voit, ne serait pas indigne de Gentil-Bernard, le galant voyageur Jean Struys.

Comme il paraît avoir fait sur les Circassiennes des recherches plus approfondies que les miennes, je me contenterai de me ranger à son avis et d’inviter mes lecteurs à en faire autant.

Au reste, cette réputation de beauté est si bien établie, que sur les marchés de Trébizonde et dans les bazars de Constantinople, le prix d’une Circassienne est presque le double toujours, parfois le triple d’une femme dont, au premier coup d’œil, la beauté nous paraîtrait égale et même supérieure.

Au reste, cette digression, au lieu de nous éloigner de notre hôtesse, n’a fait que nous en rapprocher.

Elle nous avait promis de danser, et nous tint parole. Seulement, comme nous avions négligé de ramener un musicien quelconque, elle fut obligée de danser en s’accompagnant d’un accordéon dont elle jouait elle-même, ce qui enlevait à sa danse l’élégance des bras.

Mais ce que nous voyions de cette danse était si charmant, que nous nous engageâmes après le club à ramener un musicien quelconque, pour que la belle Leila pût avoir un succès complet et digne de son mérite.

À huit heures, le capitaine Grabbé vint nous prendre ; la réunion était complète et nous étions attendus au club.

Comme on nous en avait prévenus, le club était tout simplement la boutique d’un épicier. Sur le comptoir, qui s’étendait dans toute la longueur de la boutique et derrière lequel passaient seuls les privilégiés, étaient rangés des fromages de toutes les espèces, des fruits frais ou confits de tous les pays.

Mais ce qui était formidable à voir, c’était une double rangée de bouteilles de vin de Champagne s’étendant d’un bout du comptoir à l’autre avec une régularité qui faisait honneur à la discipline russe.

Pas une en effet qui dépassât l’autre d’une ligne, pas une qui ne sentît les coudes de sa voisine.

Je ne les comptai pas, mais il devait bien y en avoir soixante à quatre-vingts.

Cela faisait deux ou trois par convive, en supposant que l’on n’envoyât pas chercher de renfort à la cave.

Nulle part on ne boit comme en Russie, si ce n’est en Géorgie cependant.

Ce serait une lutte sérieuse à voir qu’une lutte entre des buveurs russes et géorgiens. J’offre de parier que le chiffre des bouteilles bues arriverait à une douzaine par hommes : mais je ne me charge pas de dire d’avance à qui demeurerait la victoire.

J’étais, au reste, déjà aguerri à ces sortes de luttes. Dans la vie habituelle, je ne bois que de l’eau à peine rougie ; quand l’eau est bonne, je la bois pure.

Fort ignorant pour les crus de vin, capable de confondre le vin de Bordeaux avec le vin de Bourgogne, j’ai pour l’eau une extrême finesse de dégustation. Quand j’habitais Saint-Germain, et que par paresse mon jardinier allait puiser l’eau à une fontaine plus rapprochée que celle dont l’eau me désaltérait d’habitude, je reconnaissais la substitution à l’instant même.

Mais de même que tous les hommes qui boivent peu, — ce que je vais dire a l’air d’un paradoxe, — je suis très-difficile à griser.

La facilité à se griser chez les hommes qui boivent beaucoup tient à ce qu’il y a toujours un reste d’ivresse de la veille.

Je fis donc amplement honneur aux quatre-vingts bouteilles de vin de Champagne réunies pour la fête dont j’étais le héros.

Pendant ce temps retentissait dans une pièce voisine le tambourin tatar et la flûte lesguienne. C’étaient nos coupeurs de têtes, les chasseurs du régiment de Kabarda, qui venaient nous donner un échantillon de leur science chorégraphique.

À peine la porte fut-elle ouverte et fûmes-nous introduits comme spectateurs, que je reconnus les originaux des portraits que j’avais vus, Bajeniock, Ignacieff et Mikaëlouk. Ils furent fort étonnés que je les appelasse par leurs noms, et cette prescience de leur individualité ne contribua pas peu à activer la connaissance.

Au bout de dix minutes, nous étions les meilleurs amis du monde, et ils nous faisaient sauter dans leurs bras comme des enfants.

Chacun dansa de son mieux, nos chasseurs de Kabarda, la tcherkesse et la lesguienne : Kalino un des beaux et surtout un des infatigables danseurs que je connaisse, leur répondit par la trépaka. Peu s’en fallut que je ne me rappelasse les