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le caucase

jours de ma jeunesse et que je ne leur laissasse à mon tour dans le Caucase un échantillon de notre danse nationale.

À dix heures, la soirée finit ; nous prîmes congé du lieutenant-colonel, qui fixa notre départ au lendemain, onze heures du matin, voulant avoir le temps de prévenir un prince tatar que nous dînerions en passant chez lui ; puis de nos jeunes officiers, parmi lesquels nous remarquâmes trois ou quatre capotes de soldats, dont les habitants, — j’allais dire à tort les propriétaires : le soldat ne possède rien, pas même sa capote, — dont les habitants ne nous parurent ni moins gais ni moins libres avec leurs supérieurs que les autres.

C’étaient de jeunes officiers faits soldats à la suite de condamnations politiques. Aux yeux de leurs camarades ils ne perdent absolument rien par cette dégradation, et par une délicatesse de cœur que devrait admirer, mais que se contente de tolérer, je crois, le gouvernement russe, ils jouissent au Caucase de la position sociale dont ils sont privés à Moscou et à Pétersbourg.

En nous retirant, nous demandâmes au lieutenant-colonel la permission d’emmener chez nous Bajeniock, Ignacieff et Mikaëlouk, ce qui nous fut accordé, à la condition qu’ils seraient libres à minuit.

Il y avait un secret d’arrangé pour la nuit.

C’est ainsi que l’on nomme une expédition nocturne contre les voleurs d’hommes, de femmes et d’enfants.

Nous promîmes à nos trois Kabardiens de leur rendre la liberté à l’heure à laquelle ils la réclameraient. Ils échangèrent quelques mots tout bas avec leurs camarades, et nous regagnâmes notre domicile, où nous savions être attendus par notre hôtesse, qui prenait, comme actrice, à la danse autant de plaisir qu’elle nous en donnait comme spectateurs.

CHAPITRE X.

Le secret.

Au nombre des trois Kabardiens que nous ramenions entre nous était non-seulement un danseur remarquable, Bajeniock, mais un musicien distingué, Ignacieff.

Ignacieff, gros, court, bâti en Hercule dans sa taille trapue, avec son papack large comme ses épaules, et dont les frisons lui descendaient jusqu’au nez, sa barbe rousse dont les poils lui descendaient jusqu’à la ceinture, était un des types les plus grotesques et en même temps les plus terribles que j’aie jamais vus.

Il jouait de ses bras courts et robustes du violon, avec cette singularité qu’il tenait le violon de la main droite et l’archet de la main gauche.

Il mettait la même énergie à appuyer son archet sur les cordes de son violon, qu’il eût mis à faire grincer une scie sur un morceau de bois de fer.

Notre hôtesse pouvait désormais danser, non-seulement avec les jambes, mais avec les bras.

Nous avions cru d’abord qu’elle serait un peu effrayée à la vue des trois visages que nous lui ramenions ; mais sans doute elle les connaissait, car elle les accueillit avec un charmant sourire, donna une poignée de main à Bajeniock, et échangea quelques mots avec Ignacieff et Mikaëlouk.

Ignacieff tira son violon de dessous sa tcherkesse et se mit à jouer la lesguinka.

Sans se faire prier autrement, Leila se mit à danser à l’instant même, et Bajeniock lui fit vis-à-vis.

J’ai déjà parlé de la tristesse profonde de la danse russe : elle ressemble à ces danses des funérailles que les Grecs menaient aux tombeaux des morts. Les danses de l’Orient ne sont guère plus gaies, à moins que, comme celles des almées et des bayadères, elles ne tombent dans les danses expressives.

Et encore sont-elles libertines, cyniques même, mais jamais gaies.

Ce ne sont point des danses, mais une marche lente en avant et en arrière, où les pieds ne quittent jamais le sol, où les bras, beaucoup plus occupés que les jambes, font le mouvement d’attirer ou de repousser, où la mélodie est toujours la même et se prolonge à l’infini, bien sûr qu’est le musicien que danseurs et danseuses peuvent exécuter ces sortes de mouvements tout une nuit sans être le moins du monde fatigués le matin.

Le bal dura jusqu’à minuit, la même danseuse suffisant à Bajeniock, à Mikaëlouk et à Kalino, qui de temps en temps, n’y pouvant tenir, changeait la danse lesguienne ou kabardienne en danse russe.

Quant à Ignacieff, qui eût dû être le plus fatigué de tous, attendu que c’était lui qui se donnait le plus de mouvement, il semblait être infatigable.

À minuit, on entendit une certaine rumeur dans la cour, puis dans le corridor : c’étaient les compagnons de nos chasseurs qui les venaient chercher. Ils étaient en costume de campagne, c’est-à-dire qu’au lieu de leurs tcherkesses d’apparat avec lesquelles ils nous avaient reçus, ils étaient vêtus de tcherkesses en lambeaux.

Celles-là, c’était leur costume de guerre : c’étaient celles que les expéditions nocturnes avaient effilées aux ronces et aux épines ; pas une qui n’eût sa trace de balle ou de poignard, pas une qui n’eût ses taches de sang.

Si elles avaient pu parler, elles eussent raconté les luttes mortelles, les combats corps à corps, les cris des blessés, les dernières imprécations des mourants.

Au drapeau l’histoire belliqueuse du jour, à elle les légendes sanglantes de la nuit.

Chaque homme avait sa carabine à deux coups sur l’épaule et son long kangier à la ceinture ; pas une de ces carabines dont les balles n’eussent donné la mort, pas un de ces kangiars dont le fil n’ait séparé, non pas une tête, mais dix têtes des épaules.

Pas d’armes intermédiaires.

Les compagnons de Bajeniock, de Mikaëlouk et d’Ignacieff leur avaient apporté leurs tcherkesses de campagne et leurs carabines.

Quant à leurs kangiars, ils ne les quittent jamais, quant à leurs cartouches, elles sont toujours bourrées de poudre et de balles.

Nos deux danseurs et le musicien revêtirent leurs habits de guerre ; pendant ce temps, Moynet, Kalino et moi nous nous armions de notre côté.

Nous fûmes prêts en même temps qu’eux.

— Yedem, dis-je en russe.