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le caucase

Les chasseurs avaient de l’eau jusqu’au-dessus du genou.

Nos porteurs nous déposèrent sur l’autre rive.

Puis, en silence, Bajeniock reprit sa route en descendant le cours de la rivière cette fois et en suivant la rive gauche de l’Axaï.

Je ne devinais pas grand’chose à la manœuvre, mais je me taisais, comprenant la nécessité du silence et me réservant d’en demander l’explication plus tard.

À mesure que nous descendions, l’Axaï devenait plus large et devait devenir plus profond.

Un de nos hommes échangea un signe avec Bajeniock et s’arrêta.

Cent pas plus loin, un second s’arrêta à son tour.

Cent pas plus loin, un troisième.

Je compris que l’on se plaçait à l’affût.

Pendant tout son cours dans la montagne, la rivière était guéable. Or, en revenant de leurs expéditions nocturnes, les Tchetchens ne s’amusaient pas à la remonter ; ils se jetaient avec leurs chevaux où ils se trouvaient, voilà pourquoi de cent pas en cent pas les chasseurs se plaçaient le long de la rivière.

Tous s’arrêtèrent les uns après les autres. Bajeniock, qui marchait en tête, s’arrêta naturellement le dernier.

Moi avec lui.

Il se coucha à terre, me fit signe d’en faire autant. Comme il ne parlait pas français, que je ne parlais pas russe, nous ne pouvions nous entendre que par signes.

Je fis comme il faisait, m’abritant ainsi que lui sous un buisson.

On entendait, pareils à des lamentations d’enfants, les cris des chacals qui rôdaient dans la montagne.

Ces cris et le bruit de l’eau de l’Axaï étaient les seuls qui troublassent le silence de la nuit. On était trop loin de Kasafiourte pour entendre la vibration de l’horloge, et d’Enezapnaïa pour entendre la voix des factionnaires.

Tous les bruits qui venaient à nous à ce point de la montagne où nous étions étaient des bruits ennemis, qu’ils vinssent des hommes ou des animaux.

Je ne sais ce qui se passait dans l’esprit de mes compagnons, mais ce qui me frappait, c’était le peu de temps qu’il faut pour amener dans la vie les plus étranges contrastes.

Il y avait deux heures à peine, nous étions au milieu de la ville dans une chambre bien chaude, bien éclairée, bien amie ; Leila dansait en coquetant de son mieux avec ses yeux et avec ses bras ; Ignacieff lui jouait du violon ; Bajeniock et Mikaëlouk lui faisaient vis-à-vis, nous battions des mains et des pieds, nous n’avions pas une pensée qui ne fût gaie et joyeuse.

Deux heures s’étaient écoulées, nous étions dans une nuit froide et sombre, au bord d’une rivière inconnue, sur une terre hostile, couchés la carabine à la main, le poignard au côté, non pas comme cela m’était arrivé vingt fois à l’affût d’une bête sauvage, mais en embuscade, attendant pour tuer ou être tués des hommes comme nous, faits à l’image de Dieu comme nous, et nous nous étions jetés en riant dans cette entreprise, comme si ce n’était rien de perdre son sang ou de verser celui des autres.

Il est vrai que ces hommes que nous attendions étaient des bandits, des hommes de pillage et de meurtre, laissant derrière eux la désolation et les pleurs. Mais ces hommes étaient nés à quinze cents lieues de nous, avec des mœurs autres que nos mœurs ; ce qu’ils faisaient, leurs pères l’avaient fait avant eux, leurs ancêtres avant leurs pères, leurs aïeux avant leurs ancêtres.

Pouvais-je véritablement demander à Dieu de me secourir si je courais un danger que j’étais venu si inutilement, si imprudemment chercher ?

Ce qu’il y avait d’incontestable, c’est que j’étais sous un buisson au bord de l’Axaï, que j’y attendais les Tchetchens, et qu’en cas d’attaque ma vie dépendait de la justesse de mon coup d’œil ou de la force de mon bras.

Deux heures s’écoulèrent ainsi.

Soit que la nuit s’éclaircît, soit que mon œil s’habituât aux ténèbres à force de sonder l’obscurité, j’en étais arrivé à voir parfaitement de l’autre côté du fleuve.

Je ne perdais pas de vue la rive opposée, quand il me sembla entendre à ma droite un faible bruit.

Je jetai les yeux sur mon compagnon ; soit qu’il n’entendît pas, soit que ce bruit lui parût sans importance, il n’y semblait pas faire attention.

Le bruit devenait de plus en plus perceptible ; il me semblait entendre le pas de plusieurs personnes.

Je me rapprochai insensiblement de Bajeniock, lui mis la main gauche sur le bras, et étendis la main droite du côté où cette fois j’entendais bien distinctement le bruit.

— Nicevo, me dit-il.

Je savais assez de russe pour traduire nicevo.

— Ce n’est rien, — m’avait répondu Bajeniock.

Je n’en restai pas moins l’œil fixé du côté d’où venait le bruit.

Alors je vis à vingt pas de moi s’avancer un grand cerf à la magnifique empaumure ; il était suivi de sa biche et de deux faons.

Il s’approcha sans défiance du cours d’eau et se mit à boire.

Ce n’était rien, avait dit Bajeniock ; en effet, ce n’était pas le gibier que nous attendions.

Je ne pus m’empêcher de le mettre en joue. Oh ! si j’avais pu lâcher le coup, il était bien à moi.

Tout à coup il releva la tête, tendit les naseaux vers la rive opposée, respira l’air, jeta une espèce de cri d’alarme, et se rejeta dans la montagne.

Je connaissais trop les habitudes des animaux sauvages pour ne pas comprendre que toute cette pantomime de mon cerf indiquait que de l’autre côté de la rivière il se passait quelque chose d’insolite.

Je me retournai vers Bajeniock.

— Smirno, me dit-il.

Je n’avais pas compris la parole, mais je compris le geste ; il me disait de ne pas bouger et de m’effacer le plus que je pourrais contre terre.

Je lui obéis.

Lui se glissa comme un serpent le long de la rive du fleuve, continuant de le descendre, et par conséquent s’éloignant de moi.

Tant que je pus, je le suivis des yeux.