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le caucase

Quand je l’eus perdu de vue, mon regard se reporta naturellement de l’autre côté de l’Axaï.

Alors, en même temps qu’il me semblait entendre le galop d’un cheval, je distinguai dans l’obscurité un groupe plus confus que ne l’eût été celui d’un simple cavalier.

Le groupe s’approchait sans devenir plus explicable. Ce que je compris aux battements de mon cœur, plus encore que par le témoignage de mes yeux, c’est qu’un ennemi était devant nous.

Je regardai du côté d’Ignacieff, personne ne bougeait ; on eût dit que la rive du fleuve était déserte.

Je regardai du côté de Bajeniock, il avait disparu depuis longtemps.

Je reportai ma vue de l’autre côté de la rivière, et attendis, immobile.

Le cavalier était arrivé au bord de l’Axaï, il se présentait à moi diagonalement, et je pouvais voir qu’il traînait une personne à pied à la queue de son cheval.

C’était un prisonnier ou une prisonnière.

Au moment où il poussa son cheval dans l’eau, et où celui ou celle qu’il traînait après lui fut obligé de l’y suivre, on entendit un cri lamentable.

C’était un cri de femme.

Tout le groupe était déjà dans le fleuve, à deux cents pas au-dessous de moi.

Que faire ?

Au moment où je m’adressais cette interrogation, la rive du fleuve s’éclaira tout à coup, un coup de feu se fit entendre, le cheval battit l’eau convulsivement de ses pieds, et tout le groupe disparut dans la tempête soulevée au milieu du fleuve. Un second cri, cri de détresse comme le premier, poussé par la même voix, retentit.

Cette fois je courus du côté où s’accomplissait le drame. Au milieu de cette espèce de tourbillon qui continuait d’agiter le fleuve une flamme brilla, un coup de feu jaillit.

Puis un troisième coup de feu partit du bord, puis j’entendis le bruit de quelqu’un qui s’élançait à l’eau. Je vis comme une ombre se dirigeant vers le milieu de la rivière. J’entendis des cris, des imprécations, puis tout à coup bruit et mouvement, tout cessa. Je regardai autour de moi, nos compagnons les plus rapprochés m’avaient rejoint et attendaient, immobiles comme moi.

Alors nous vîmes venir à nous quelque chose d’impossible à reconnaître dans l’obscurité, mais qui, cependant, de seconde en seconde se dessina plus clairement.

Lorsque le groupe ne fut plus qu’à dix pas de nous nous distinguâmes et nous comprîmes.

L’agent moteur était Bajeniock ; il tenait son kangiar entre ses dents, portait sur son épaule droite une femme évanouie, mais qui n’avait pas lâché son enfant, qu’elle tenait entre ses bras, et de sa main gauche, par la seule tresse de cheveux qu’elle eût au milieu du crâne, une tête de Tchetchen trempant à moitié dans l’eau.

Il jeta la tête sur la berge, y déposa la femme et l’enfant, et dit en russe d’une voix où il était impossible de distinguer la moindre émotion :

— Maintenant, mes amis, lequel de vous a une goutte de vodka ?

Au reste, ne croyez pas que ce fût pour lui qu’il la demandât.

C’était pour la femme et l’enfant.

Deux heures après nous rentrions à Kasafiourte, ramenant en triomphe l’enfant et la mère, parfaitement revenus à la vie.

Mais j’en suis encore à me demander si l’on a le droit de se mettre à l’affût d’un homme comme on se met à l’affût d’un cerf ou d’un sanglier.

CHAPITRE XI.

Le prince Ali-Sultan.

Le lendemain, à onze heures, comme la chose avait été arrêtée la veille, le lieutenant-colonel Coignard vint nous prendre.

Moynet avait employé la matinée à faire un dessin de Bajeniock, qui pendant la première demi-heure avait posé comme un marbre, mais qui tout à coup s’était mis à trembler la fièvre en déclarant que malgré sa bonne volonté il lui était impossible de se tenir debout.

Il avait attrapé un refroidissement.

Nous lui avions fait boire un verre de vodka ; nous lui avions donné une dernière poignée de main et l’avions envoyé se coucher.

Pendant qu’il posait, nous lui avions fait demander par Kalino des détails sur son affaire de la veille.

En effet, j’avais bien saisi l’ensemble, mais les détails m’avaient échappé.

Voici comment les choses s’étaient passées :

Dès qu’il avait aperçu le Tchetchen, il avait couru, ou plutôt s’était glissé à l’endroit où il avait présumé qu’il passerait la rivière.

Bajeniock avait parfaitement vu qu’il traînait derrière lui une femme attachée par un licol à la queue de son cheval.

Il avait calculé alors que s’il tuait l’homme d’abord, le cheval, livré à lui-même, s’emporterait et, en s’emportant, étranglerait la femme.

Il avait donc pris le parti de tuer le cheval avant l’homme.

Ainsi avait-il fait. Sa première balle avait porté en plein dans le poitrail de l’animal ; c’était alors que nous lui avions vu battre furieusement l’eau de ses pieds de devant.

Au milieu de l’agonie de son cheval, le Tchetchen avait lâché à son tour son coup de fusil et avait enlevé le papack de Bajeniock, mais sans le toucher.

Bajeniock avait alors lâché son second coup de carabine, et avait tué ou blessé à mort le Tchetchen.

Il s’était aussitôt élancé à l’eau. Il s’agissait de sauver la femme avant qu’elle fût étranglée ou noyée.

Il était arrivé au milieu du fleuve, où le cheval se débattait dans les convulsions de l’agonie.

Il avait d’un coup de kangiar coupé le licol et soulevé la femme hors de l’eau. C’était alors seulement qu’il s’était aperçu qu’elle tenait un enfant entre ses bras.