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le caucase

Le major enleva de sa main le drapeau de Hadji-Mourad ; Hadji-Mourad se précipita sur lui ; le major le blessa d’un coup de sabre ; Hadji-Mourad le tua d’un coup de pistolet. Mais en mourant, le major eut le temps de jeter le drapeau aux hommes qui le suivaient.

Sur ces entrefaites, l’infanterie arriva. Cinquante dragons seulement étaient encore debout, mais le drapeau leur resta.

J’ai un morceau de ce drapeau, que m’ont donné le comte Nostitz et le prince Dundukoff-Korsakoff.

Hadji-Mourad, un des naïbs les plus aimés de Chamyll, avait été décoré par lui d’une de ces plaques que l’imam ne donne qu’à ses plus fidèles. Cette plaque fut envoyée à Tiflis en même temps que sa tête.

La tête est à Pétersbourg ; la plaque, restée à Tiflis, m’a été donnée par le prince Barriatinski.

Le tableau qui se trouve dans le salon du comte Nostitz représentait justement Hadji-Mourad défendant la redoute de Karuma-Tala contre les dragons de Nidjni.

Ce fameux régiment, qui compte dans ses annales un fait unique, c’est de s’être reformé de lui-même huit fois, et d’avoir chargé huit fois, son colonel et ses principaux officiers tués, date de Pierre le Grand.

En 1701, le tzar donna l’ordre au boyard Scheïne de former un régiment de dragons des provinces de l’Ukraine. En 1708, l’an de la formation de l’armée russe, ce régiment se trouvait à Nidjni-Novogorod ; il prit le nom de la ville où il se trouvait.

Il servit de noyau à six régiments de cavalerie russe qui furent formés de 1709 à 1856.

Il est depuis quarante-six ans au Caucase.

Toute une paroi du salon du prince était tapissée des marques d’honneur que le régiment avait obtenues.

Son étendard, ou plutôt ses étendards, sont ceux de Saint-Georges. Ils lui ont été donnés pour les campagnes contre la Turquie en 1827, 1828 et 1829.

Puis, après les étendards, viennent les casques.

Chaque soldat portait sur son casque une inscription signifiant : pour distinction.

Puis, pour l’année 1853, on lui donna des trompettes d’honneur en argent, avec la croix de Saint-Georges à la trompette.

Enfin, en 1854, l’empereur Nicolas ne sachant plus que lui donner, décréta que chaque soldat porterait une broderie au collet de son uniforme.

Le prince Dundukoff et le comte Nostitz nous firent voir toutes ces marques de distinction avec une tendresse vraiment paternelle. L’un était tout triste d’un grade supérieur qui le forçait de quitter le commandement de si braves gens ; l’autre était tout fier d’avoir été jugé digne de lui succéder.

Pendant que nous passions l’inspection de ces musées d’honneur, les salons du comte s’étaient successivement remplis d’officiers. À huit heures, tous les soirs, le prince Korsakoff avait l’habitude de faire servir à souper ; tous les officiers du régiment y étaient invités de fondation : venait qui voulait.

Le comte Nostitz a adopté la même habitude. On annonça que le souper était servi, et nous passâmes dans la salle à manger, où attendait une table de vingt-cinq à trente couverts.

La musique du régiment joua pendant tout le temps du souper.

Puis, quand les musiciens eurent soupé à leur tour, les danses commencèrent.

Ceci était un extra en notre honneur.

Les meilleurs danseurs du régiment avaient été invités, et toutes les danses des montagnes et de la plaine, la kabardienne, la lesguinka, la russe, furent passées en revue.

Pendant ce temps, le comte Nostitz montrait à Moynet tout un album du Caucase, qu’excellent photographe il a recueilli lui-même. Tiflis particulièrement, qu’habitait le comte Nostitz avant de venir à Tchiriourth, avait fourni son contingent de vues pittoresques et de jolies femmes.

Pas une belle Géorgienne avec laquelle nous n’ayons fait connaissance trois semaines avant de faire connaissance avec la capitale de la Géorgie.

Ce fut là surtout que je remarquai la différence qu’il y a entre le soldat russe en Russie et le soldat russe au Caucase.

Le soldat russe en Russie est profondément triste ; son état lui répugne, son esclavage lui pèse ; la distance qui le sépare de ses chefs l’humilie.

Le soldat russe au Caucase est gai, vif, enjoué, farceur même, et se rapproche beaucoup de notre soldat ; l’uniforme lui devient un honneur ; il a des chances d’avancement, de distinction, de danger. Le danger l’ennoblit en le rapprochant de ses chefs, en créant une espèce de familiarité entre lui et ses officiers ; le danger l’égaye, enfin, en lui faisant sentir le prix de la vie.

Si l’on mettait sous les yeux de nos lecteurs français les détails d’une expédition dans les montagnes, ils seraient étonnés de ce que peut souffrir de privations le soldat russe, mangeant son pain noir et humide, couchant sur la neige, passant, lui, son artillerie, son bagage et ses canons, par des chemins où jamais l’homme n’a mis le pied, où jamais le chasseur n’est arrivé, où l’aigle seul a plané au-dessus du granit et de la neige.

Et pour quelle guerre ? pour une guerre sans merci, sans prisonniers, où tout blessé est considéré comme un homme mort, où le plus féroce de ses adversaires coupe la tête, où le plus doux coupe la main.

Nous avons eu pendant deux ou trois ans quelque chose de pareil en Afrique, moins la difficulté des lieux ; mais nos soldats, bien payés, bien nourris, bien couverts, avaient la chance si encourageante, quoique si frivole parfois, d’un avancement illimité.

Mais, je le répète, cela a duré deux ou trois ans.

Chez les Russes cela dure depuis quarante.

Chez nous, il est à peu près impossible de voler le soldat ; en Russie, tout vit de sa pauvre subsistance, sans compter les aigles, les vautours et les chacals, qui dévorent son cadavre.

Ainsi, le gouvernement accorde par mois, à chaque soldat, trente-deux livres de farine et sept livres de gruau.

Le capitaine reçoit ces aliments en nature et du magasin de la couronne. Il doit les rendre au paysan qui nourrit le soldat.

Chaque mois, le capitaine, au moment de régler ses comptes avec le village, engage le mir, c’est-à-dire le conseil de la commune, à venir passer la soirée chez lui.