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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/63

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le caucase

seulement ceux-ci, au lieu de se contenter de grogner, aboyaient.

Aux abois des chiens, le maître sortit de sa maison.

Nous étions dans notre tort, c’est vrai, mais nous y étions par erreur. Je me rappelai comment on disait en russe la station de poste, et je lui demandai :

— Postavaja, stanzia ?

Mon Tatar ne savait pas, ou tenait à ne pas savoir le russe.

Il répondit en grondant comme les chiens ; s’il eût su aboyer, il eût aboyé ; s’il avait pu mordre, il aurait mordu.

Je ne compris pas plus sa réponse qu’il n’avait compris ma demande, mais je devinai à son geste qu’il nous indiquait le chemin à suivre pour sortir de chez lui.

Je profitai de l’indication, mais en me voyant leur tourner les talons, les chiens crurent que je fuyais et s’élancèrent à ma poursuite.

Je me retournai, j’armai mon fusil et je mis les chiens en joue.

Les chiens reculèrent, mais l’homme fit un pas en avant

Ce fut lui alors, au lieu des chiens, que je fus obligé de mettre en joue.

Il rentra chez lui.

Nous recommençâmes d’opérer notre retraite par l’endroit qu’il avait indiqué. Effectivement, le passage donnait sur la rue ; mais les rues d’un aoul tatar forment un labyrinthe pire que celui de Crète, il faudrait le fil d’Ariane pour s’en tirer.

Nous n’avions pas le fil, je n’étais pas Thésée, et au lieu d’avoir le Minotaure à combattre, nous avions toute une meute de chiens.

J’avoue que le sort déplorable de Jésabel me revint à la mémoire.

Moynet était resté quatre pas en arrière.

— Eh sacrebleu ! me dit-il, tirez donc, mon cher, tirez donc ; je suis mordu.

Je fis un pas en avant, les chiens reculèrent, mais en montrant les dents.

— Écoutez ceci, dis-je : je viens de fouiller à ma poche, je n’ai que deux cartouches ; deux qui sont dans mon fusil, cela fait quatre. Il s’agit de tuer quatre hommes ou quatre chiens. Je crois qu’il est plus avantageux de tuer quatre hommes. Voilà mon poignard, éventrez le premier animal qui vous touchera ; je vous réponds de tuer le premier Tatar qui voudra vous éventrer à son tour.

Moynet prit le poignard et fit face aux chiens.

Il eût bien voulu, lui aussi, ressembler à Marco Spada.

Notre mauvaise étoile, dans le mouvement stratégique que nous opérions, nous conduisit près d’un boucher en plein vent.

Les bouchers tatars étalent leur marchandise aux branches d’un arbre factice, autour duquel les chiens forment cercle en regardant la viande avec un regard de convoitise.

Le cercle du boucher se composait d’une douzaine de chiens qui se joignirent aux dix ou douze qui déjà nous faisaient escorte. La chose devenait inquiétante. Le boucher, qui naturellement prenait parti pour les chiens, s’était levé, et les poings sur les hanches, nous regardait d’un air goguenard.

L’air du boucher m’exaspéra encore plus que les aboiements des chiens.

Je compris que si nous continuïons de battre en retraite nous étions perdus.

— Asseyons-nous, dis-je à Moynet.

— Je crois que vous avez raison, me répondit-il.

Nous nous assîmes à une porte et sur un banc.

Nous venions, comme Thémistocle, nous asseoir au foyer de nos ennemis.

Le Tatar auquel appartenait la maison sortit.

Je lui tendis la main.

— Kounack, lui dis-je.

Je savais que ce mot voulait dire ami.

Il hésita un instant, puis à son tour nous tendit la main en répétant.

— Kounack.

Dès lors, il n’y avait plus rien à craindre ; nous étions sous sa sauvegarde.

— Postovaja stanzia ? lui demandai-je.

— Caracho, répliqua-t-il.

Et chassant les chiens, il marcha devant nous.

Dès lors ni chiens ni Tatars ne grondèrent plus.

Nous arrivâmes à la poste. Kalino, le lieutenant, y étaient venus, mais étaient partis avec le smatritel.

La poste était sur ce large chemin que nous n’avions pas voulu faire monter à nos chevaux, mais que nous étions enchantés de descendre.

Quoique la route fût retrouvés, je fis signe à notre Tatar de nous suivre.

Il nous suivit.

Au tournant du chemin, nous aperçûmes au fond du ravin nos compagnons au grand complet, plus le maître de poste.

Nous les joignîmes.

Je voulais faire un cadeau quelconque à mon kounack en échange du service qu’il nous avait rendu. Je chargeai Kalino de lui demander quelle chose lui ferait plaisir.

Comme l’enfant grec, il nous répondit sans hésiter :

— De la poudre et des balles.

Je vidai une grande poire à poudre dans le fond de son papack, pendant que Moynet, fouillant dans le sac aux munitions, en tirait une poignée de balles.

Mon kounack fut enchanté : il mit la main sur son cœur, et plus riche de deux amis qu’il ne reverra jamais, d’une demi-livre de poudre et de deux ou trois livres de plomb, il regagna sa maison, non sans se retourner deux ou trois fois pour nous faire ses adieux.

Nous n’étions pas au bout de nos peines.

Le smatritel venait nous dire qu’il n’avait qu’une troïcka dans son écurie, et il nous fallait neuf chevaux.

L’annonce d’une excursion de Lesguiens s’était répandue dans l’aoul. Les miliciens étaient partis pour battre la campagne et avaient pris ses chevaux. Il ne savait pas quand ils reviendraient.

Je proposai de déployer la tente, de faire un grand feu et d’attendre le retour des chevaux.

Mais la proposition fut repoussée à l’unanimité par Moynet, pressé d’aller en avant, par M. Troïsky, pressé d’arriver à Temir-Kan-Choura, et par Kalino, toujours pressé d’arriver à une ville quelconque pour des raisons que je croirais immoral d’exposer à mes lecteurs.