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le caucase

Victor Ivanowitch garda seul le silence, disant qu’il ferait ce que la majorité déciderait de faire.

La majorité décida de mettre la troïcka du smatritel à ma tarantasse. Nous partirions dans la tarantasse, Moynet, Troïsky, Kalino et moi ; quant à Victor Ivanowitch et son domestique arménien, celui qui faisait si bien le schislick, ils resteraient à garder nos bagages et leur propre voiture jusqu’à ce que les chevaux revinssent.

Ils nous rejoindraient à Temir-Kan-Choura, où nous les attendrions un jour.

Une garde de quatre Cosaques resterait avec eux.

Il fallut céder. On attela les chevaux : nous montâmes dans la tarantasse, et nous partîmes.

Nous arrivâmes à la nuit tombante à un poste de Cosaques. Ceux qui nous avaient accompagnés depuis ce malheureux Unter-Kale, repartirent comme d’habitude au grand galop, et Kalino entra dans la cour de la petite forteresse exposer notre demande à l’officier cosaque.

Celui-ci sortit avec Kalino pour parler lui-même au général français.

Il était désespéré, mais il ne pouvait nous donner que quatre hommes d’escorte. Tous ses Cosaques étaient aux champs ; six seulement étaient restés près de lui : il en garderait deux pour veiller avec lui sur le poste. Ce n’était pas trop dans un moment où les Lesguiens tenaient la campagne.

Nous acceptâmes ses quatre hommes, qui montèrent à cheval en rechignant, et nous partîmes.

Nous avions pour une demi-heure de jour à peine ; une pluie fine commença à tomber ; à un quart de verste du poste cosaque, nous trouvâmes à notre droite un petit bosquet sous lequel nous comptâmes vingt-cinq croix.

Nous étions habitués à voir des pierres tatares, mais non des croix chrétiennes. Ces croix, rendues plus sombres d’aspect encore par le crépuscule et par la pluie, semblaient nous barrer le chemin.

— Demandez l’histoire de ces croix, dis-je à Kalino.

Kalino appela le Cosaque et lui transmit la question.

Oh ! mon Dieu, l’histoire de ces croix, elle était bien simple.

Vingt-cinq soldats russes venaient d’escorter une occasion. Il était midi, il faisait chaud ; le soleil du Caucase, qui donne du côté septentrional ses trente et du côté méridional ses cinquante degrés de chaleur, frappait d’aplomb sur la tête des soldats et du sergent qui les conduisait. Ils trouvèrent ce charmant petit bosquet ; l’avis fut ouvert et accepté de faire un somme. On plaça une sentinelle, et les vingt-trois soldats et le sergent se couchèrent à l’ombre et s’endormirent.

Comment la chose se passa-t-elle ? car quoiqu’elle se passât en plein jour et à une demi-verste du poste, personne n’en sut rien.

On retrouva, vers quatre heures, vingt-cinq cadavres sans tête.

Ils avaient été surpris par les Tchetchens ; et les vingt-cinq croix que nous voyions recouvraient, en attendant qu’on leur fit un monument, les vingt-cinq cadavres décapités.

Nous fîmes encore cent pas à peu près dans la direction de Temir-Kan-Choura, mais sans doute la lugubre histoire trottait dans la tête du Cosaque qui nous avait donné ces détails et de l’hiemchick qui nous conduisait, car sans nous rien dire, l’hiemchick arrêta la tarantasse et entra en conférence avec le Cosaque.

Le résultat de la conférence fut que la route était bien mauvaise la nuit pour la voiture, et bien dangereuse dans l’obscurité pour les voyageurs, n’ayant que quatre Cosaques d’escorte.

Certainement nos quatre Cosaques se feraient tuer, certainement, armés comme nous étions, nous pourrions faire une longue défense, mais la chose n’en serait que plus dangereuse pour nous, puisqu’alors nous aurions affaire à des hommes exaspérés.

En temps ordinaire, un simple Cosaque et un humble hiemchick ne se permettraient point de faire de pareilles observations à Mon Excellence ; mais Mon Excellence n’était point sans savoir qu’on avait avis que les Lesguiens étaient en campagne.

Je n’eusse point fait l’observation ; mais j’avoue que, venant de notre propre escorte, je l’accueillis sans colère.

— Tu ne quitteras pas le poste pendant la nuit, et nous partirons demain à la pointe du jour ? demandai-je à l’hiemchick.

— Boudté Pokoine, répondit-il.

Ce qui signifiait : — Soyez parfaitement tranquille.

Sur cette assurance, je donnai l’ordre de tourner bride, et nous reprîmes le chemin du poste cosaque.

Dix minutes après, nous entrions dans l’enceinte fortifiée, à la porte de laquelle veillait une sentinelle.

Nous étions en sûreté ; mais nous nous trouvions dans un simple poste cosaque, et il faut savoir ce que c’est, pour des gens civilisés, qu’un poste cosaque au Caucase.

C’est une maison bâtie en boue et blanchie à la chaux, dans les gerçures de laquelle on trouve l’été, pour peu qu’on se livre à une consciencieuse recherche, de ces animaux sur lesquels nous aurons occasion de revenir, la phalange, la tarente et le scorpion.

L’hiver, ces intelligents animaux, qui se trouvent trop mal logés pour une saison si rude, se retirent dans des retraites connues d’eux seuls, et où ils passent douillettement les mauvais jours pour ne reparaître qu’au printemps.

L’hiver, les puces et les punaises restent seules ; pendant quatre mois, les pauvres bêtes n’ont plus à sucer que la rude écorce des Cosaques de la ligne, ou de temps en temps la peau un peu moins coriace des Cosaques du Don.

Les jours, ou plutôt les nuits où elles tombent sur un Cosaque du Don, sont leurs nuits de gala.

Si elles tombent par hasard sur un Européen, c’est la noce, c’est mardi gras, c’est fête générale.

Nous leur préparions une de ces fêtes-là.

On nous introduisit dans la plus belle chambre du poste.

Elle avait une cheminée et un poêle.

Son ameublement se composait d’une table, de deux tabourets et d’une planche scellée dans la muraille, et faisant lit de camp.

Il s’agissait de se nourrir.

Comptant coucher à Helly ou à Temir-Kan-Choura, nous n’avions pris aucune provision.

Nous pouvions envoyer un Cosaque jusqu’à l’aoul ; mais