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le caucase

le moyen d’exposer un homme à avoir la tête coupée pour vous donner à votre souper la douceur d’une douzaine d’œufs et de quatre côtelettes.

Kalino en avait déjà pris son parti : en sa qualité de Russe, pourvu qu’il eût ses deux verres de thé, — en Russie, il n’y a que les femmes qui se passent le luxe de prendre du thé dans des tasses ; les hommes le prennent dans des verres, — pourvu, dis-je, qu’il eût ses deux verres de thé, cette boisson qui chez les estomacs français creuse un trou même à travers une indigestion, suffisait à endormir ou plutôt à noyer sa faim.

Il en était de même du lieutenant Troïsky. Or, nous avions notre nécessaire de voyage avec thé somavar et sucre.

Nous avions aussi notre cuisine, se composant d’une poêle, d’un gril, d’une marmite à faire le bouillon, de quatre assiettes de fer étamé et d’autant de fourchettes et de cuillers.

Mais une cuisine est bonne quand il y a quelque chose à faire bouillir ou rôtir, et nous n’avions absolument rien à mettre sur le gril ou dans la marmite.

Kalino, qui avait tout à la fois l’avantage et le désagrément de parler la langue, fut envoyé à la recherche d’un comestible quelconque. Il avait un crédit ouvert depuis un rouble jusqu’à dix roubles.

Tout fut infructueux : ni pour or, ni pour argent, on n’eût pu trouver une douzaine d’œufs ni un litre de pommes de terre.

Il rapportait un peu de pain noir et une bouteille de mauvais vin.

Nous nous regardâmes, Moynet et moi ; nous nous comprîmes.

Au milieu du crépuscule, à travers la nuit, il nous avait semblé voir un coq se brancher sur une échelle conduisant à un grenier à foin.

Moynet sortit.

Dix minutes après il rentra.

— On ne veut vendre le coq ni pour or, ni pour argent, dit-il, c’est l’horloge du poste.

— L’horloge du poste, c’est bien ; mais j’ai dans l’estomac une autre horloge qui sonne la faim au lieu de sonner l’heure. Richard III offrait sa couronne pour un cheval ; Kalino, offrez ma montre pour le coq.

Et je m’apprêtais à tirer ma montre de ma poche.

— Inutile, dit Moynet, le voilà.

— Quoi ?

— Le coq donc.

Et il tira de dessous son paletot un magnifique coq. Il avait la tête sous son aile et ne faisait pas un mouvement.

— Je l’ai endormi afin qu’il ne criât pas, dit Moynet ; maintenant que nous sommes chez nous, nous allons lui tordre le cou.

— Sacristi ! vilaine opération : je ne m’en charge pas, dis-je ; avec mon fusil, je tuerai tout ce que vous voudrez ; mais avec un couteau ou avec les mains… non.

— C’est exactement comme moi, dit Moynet. Voilà la bête, qu’on en fasse ce que l’on voudra. On m’a demandé un coq, voilà le coq demandé.

Et il jeta l’animal à terre.

L’animal ne fit aucun mouvement.

— Ah çà, lui dis-je, il est magnétisé votre coq ?

Kalino le poussa du pied ; il étendit les ailes, allongea le cou ; mais ce double mouvement était dû à l’impulsion donnée.

— Oh ! oh ! c’est plus que du magnétisme, c’est de la catalepsie ; profitons de sa léthargie pour le plumer, il se réveillera cuit ; et alors s’il réclame, il sera trop tard.

Je le pris par les pattes ; il n’était ni endormi, ni magnétisé, ni en catalepsie, il était mort.

Moynet, en lui tournant le cou pour le lui mettre sous l’aile, avait probablement donné un tour de trop, et, au lieu de le lui tourner, il le lui avait tordu.

Le procès était jugé : le coq avait tort.

En un tour de main, il fut plumé, vidé, flambé.

Il n’y avait pas moyen de le mettre à la poêle : nous n’avions ni beurre, ni huile ; pas moyen de le mettre sur le gril : nous avions du feu, mais pas de braise. Nous enfonçâmes un clou dans la cheminée, nous lui attachâmes une ficelle aux deux pattes, nous le suspendîmes au clou, et, après avoir eu le soin de mettre au-dessous de lui une de nos assiettes de fer pour recueillir son jus dans le cas où il aurait du jus, nous lui imprimâmes un mouvement de rotation qui le força de présenter successivement au feu toutes les parties de son corps.

Au bout de trois quarts d’heure il était cuit.

Nous avions retrouvé, au fond d’une bouteille de notre nécessaire à thé, un reste d’huile d’olive achetée à Astrakan, et nous l’en avions arrosé à défaut de beurre.

Le malheureux animal était excellent. Privé de poule, il avait engraissé, et il me rappela le fameux coq vierge dont parle Brillat Savarin.

Ce que c’est que la gloire ! ce que c’est que le génie ! Nous venions de prononcer le nom du digne magistrat à quatorze cents lieues de la France, au pied du Caucase, et tout le monde connaissait ce nom, même Kalino.

La Russie n’a pas de vrais gastronomes ; mais comme les Russes sont très-instruits, ils connaissent les gastronomes étrangers.

Dieu leur donne l’idée de le devenir, gastronomes ! et il ne manquera plus rien à leur hospitalité.

Le coq, dévoré du croupion à la tête, on commença de débattre une question non moins grave que celle du souper…

C’était celle du coucher.

Trois de nous pouvaient coucher sur le poêle, à la condition que ce seraient les trois plus minces.

Le quatrième héritait naturellement du lit de camp.

Il va sans dire que le lit de camp me fut dévolu à l’unanimité : j’eusse tenu à moi seul la moitié du poêle.

Les deux premiers montèrent en s’entr’aidant l’un l’autre et hissèrent le troisième. Ce n’était pas chose facile : il y avait dix-huit pouces à peine entre le haut du poêle et le plafond.

Je glissai une botte de paille sous la tête des trois camarades de lit : ce fut le traversin général.

Puis je m’enveloppai dans ma pelisse et me jetai à mon tour sur le banc.

Au bout d’une heure, mes trois compagnons de chambre ronflaient à qui mieux-mieux. Ils étaient probablement à une hauteur où ne parvenaient pas les puces, si bonnes sauteuses