Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/67

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
63
le caucase

L’œuf de Cristophe Colomb toujours.

Notre Cosaque partit au galop. Bon gré mal gré il fallait l’attendre.

Pendant une éclaircie, je suppliai Moynet de regarder au moins l’aoul merveilleux.

— Ne voulez-vous pas que j’en fasse un dessin, de votre aoul, me dit-il ; je ne sens pas mes doigts : vous ferez plutôt ramasser une aiguille à un homard que de me faire tenir un crayon.

Il n’y avait rien à dire à cela : la comparaison, qui ne laissait rien à désirer sous le rapport du pittoresque, ne laissait rien à espérer non plus sous le rapport de l’exécution.

Cependant il regardait tout en disant :

— Je sais bien que c’est dommage, sacredieu ! que cela doit être beau quand c’est bien éclairé ; c’est un crâne pays que le Caucase, si la neige n’était pas si froide et les chemins si mauvais. Brrrou !

En effet, au milieu d’une mer de maisons, dont chaque maison faisait une vague, s’élevait un rocher immense, gigantesque, inabordable, et au sommet de ce rocher était bâtie une maison-forteresse dont le propriétaire nous regardait, tranquille, nous débattre dans la crotte, debout sur le seuil de sa porte.

— Demandez donc, dis-je à Kalino, qui est le gaillard qui a eu l’idée de se loger là-haut.

Kalino transmit ma question à l’hiemchick.

— C’est le champkal Tarkoski, me répondit-il.

— Eh ! Moynet, un descendant des califes persans de Shah-Abbas, entendez-vous ?

— Je me moque pas mal de Shah-Abhas et de ses califes ; il faut que vous ayez le diable au corps pour vous occuper de pareilles choses par un pareil temps.

— Moynet, voilà les chevaux qui arrivent.

Il se retourna. Nos cinq chevaux arrivaient effectivement au grand galop.

— Ah c’est bien heureux, dit-il.

— Holà ! les chevaux, holà ! dépêchez-vous, criai-je.

Les chevaux arrivèrent. On détela les anciens, on attela les nouveaux venus ; ils enlevèrent la tarantasse comme une plume.

Nous montâmes dedans. Un quart d’heure après nous étions à Temir-Kan-Choura, et notre escorte emportait un coq et quatre poules vivants en échange du pauvre animal que nous avions mangé.

Nous trouvâmes un grand feu allumé et nous attendant. Le lieutenant Troïsky demeurait avec un camarade à Temir-Kan-Choura. Il avait prévenu, par le Cosaque qui était venu chercher les chevaux, le camarade de notre arrivée, et le camarade avait mis poêle et cheminée en révolution.

Moynet se réchauffa. À mesure qu’il se réchauffait, l’artiste reprenait le dessus.

— C’était fièrement beau, dites donc, votre aoul.

— N’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que c’était donc que ce monsieur qui nous regardait du seuil de sa porte ?

— C’est le champkal Tarkosky, vous avez demandé, mais j’ai mal entendu.

— Il est bien logé. Kalino, passez-moi donc mon carton.

Kalino lui passa le carton.

— Il faut que je me dépêche de faire un dessin de son pigeonnier avant que la fièvre me prenne.

Et il se mit à dessiner.

Et tout en dessinant il disait :

— Je la sens, la maudite fièvre, la voilà qui vient ; pourvu qu’elle me laisse le temps de finir mon dessin.

Et le dessin, comme par magie, apparaissait sur le papier, plus vrai, plus grand, plus majestueux que s’il eût été fait d’après nature.

De temps en temps le dessinateur se tâtait le pouls.

— C’est égal, disait-il, je crois que j’aurai fini, mais il sera temps, je vous en réponds. Est-ce qu’il y a un médecin dans votre ville ?

— On est allé le chercher.

— Pourvu que la quinine ne soit pas restée dans la télègue.

— Soyez tranquille ; la quinine était dans la tarantasse.

— Ma foi, le voilà fini tout de même, et ce ne sera pas le plus mauvais, encore. Allons, il vaut la peine qu’on le signe.

Et il signa : — Moynet.

— Maintenant, dit-il, lieutenant, si vous avez un lit ; mes dents claquent.

On aida Moynet à se déshabiller et à se coucher. À peine était-il au lit que le médecin entra.

— Où est le malade ? demanda-t-il.

— Montrez-lui donc le dessin d’abord, dit Moynet, nous verrons s’il le reconnaîtra.

— Reconnaissez-vous cette vue, monsieur ? demandai-je au docteur.

Il jeta les yeux dessus.

— Je crois bien, dit-il, c’est l’aoul du champkal Tarkosky.

— Eh bien, je suis content, dit Moynet. Maintenant, tâtez-moi le pouls, docteur.

— Diable ! un joli pouls, dit-il ; il bat cent vingt fois à la minute.

Malgré ces cent vingt pulsations, et peut-être à cause de ces cent vingt pulsations, Moynet venait de faire le plus beau dessin qu’il eût encore fait pendant tout son voyage.

Décidément, c’est une belle chose que l’art.

CHAPITRE XV

Les Lesguiens.

Une vigoureuse dose de quinine administrée aussitôt l’accès passé coupa la fièvre comme par miracle. Le soir vint sans fièvre, la nuit se passa sans fièvre, et le matin, à son tour, vint sans fièvre.

Je m’étais informé s’il y avait quelque chose à voir à Temir-Kan-Choura, et l’on m’avait répondu que non.

En effet, Temir-Kan-Choura, ou, comme on dit par abréviation, Choura est une création moderne. C’était la station du régiment de l’Apcheron. Le prince Argoulensky, voyant la position de cette station au milieu des peuplades insoumises et guerrières, en fit le quartier général du Daghestan.

Ce quartier général, au moment de notre passage, était commandé par le baron Vrangel.

Par malheur, le baron Vrangel était à Tiflis.