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le caucase

Choura fut bloquée par Chamyll, mais elle fut secourue par le général Scroloff, et Chamyll fut contraint de lever le siége.

Une nuit, Hadji-Mourad entra dans ses rues ; mais l’alarme fut donnée à temps, et Hadji-Mourad, repoussé, rentra dans ses montagnes.

La tradition prétend que l’emplacement où est aujourd’hui Choura était autrefois un lac.

Le lendemain de notre arrivée rien n’était plus croyable que la tradition. La ville tout entière n’était littéralement qu’une immense flaque d’eau.

Du moment où il n’y avait rien à voir à Choura et où la fièvre de Moynet était passée, il ne nous restait qu’à prendre congé de notre hôte, à remercier le docteur, à serrer la quinine pour une autre occasion et à partir.

Nous fîmes demander des chevaux et une escorte, et vers les huit heures du matin nous partîmes. J’oubliais de dire que, pendant la nuit, Victor Ivanowitch nous avait rejoints avec les bagages.

Vers dix heures du matin le brouillard s’était levé et il faisait un temps magnifique. Cette neige qui avait donné la fièvre à Moynet avait disparu comme la fièvre. Il faisait un splendide soleil, et quoique nous fussions à la fin d’octobre et sur le versant septentrional du Caucase, on se sentait pénétré d’une bienfaisante chaleur.

Vers midi nous arrivâmes à Paraoul, simple station de poste à laquelle il ne manquait qu’une chose, — des chevaux.

Nous ne nous en rapportâmes naturellement pas au smatritel ; nous allâmes voir dans les écuries, elles étaient vides.

Il n’y avait rien à dire. Seulement, c’était dur de ne faire que vingt verstes dans sa journée.

On tira les plumes, le papier et l’encre du nécessaire ; on tira les crayons et le bristol du carton, et l’on se mit à travailler. C’était notre grande ressource dans les contre-temps de cette espèce.

Pendant la nuit des chevaux rentrèrent, mais deux troïckas seulement. Force fut encore à notre pauvre Victor Ivanowitch de rester en arrière.

Nous partîmes à dix heures du matin. Seulement, il y avait eu pendant la nuit une alerte dont nous n’avions rien su. Deux hommes s’étaient présentés à la porte du village en disant qu’ils venaient de s’échapper des mains des Lesguiens ; mais comme les Lesguiens emploient souvent ces sortes de ruses pour pénétrer dans les aouls, on les avait menacés de tirer sur eux, et ils s’étaient éloignés. On nous donna une escorte de dix hommes ; on fit une visite générale des armes, et nous partîmes.

Au bout d’une heure de marche dans les restes d’un brouillard épais qui allait se dissipant de plus en plus, nous fîmes arrêter la voiture à un quart de lieue du village d’Hylly.

C’était le pendant de l’aoul du champkal Tarkosky.

Tout le premier plan, c’est-à-dire celui sur lequel nous nous trouvions, était un charmant bocage, formé d’arbres magnifiques, entre les troncs desquels coulait un véritable ruisseau d’idylle, la Voulsie du pauvre Hégésippe Moreau.

Pendant les chaudes journées d’été, toute cette portion du paysage devait faire une adorable oasis.

Plus loin, sous un rayon de soleil filtrant entre deux masses de vapeur encore mal dissipée, apparaissait le village d’Hylly, magnifique aoul tatar, situé sur une haute colline, entre deux montagnes plus hautes encore, et dont les bases étaient séparées de la sienne par deux charmantes vallées.

Le village, que nous découvrions parfaitement, par sa situation en amphithéâtre, paraissait être dans une grande agitation. La plate-forme d’un minaret qui dominait l’aoul, le sommet de la montagne qui dominait le minaret, étaient couverts d’une foule de gens qui se faisaient des signaux les uns aux autres, et qui tous semblaient avoir les yeux fixés sur un même point.

Nous nous arrêtâmes dix minutes pour que Moynet pût faire un croquis. Le croquis fini, nous reprîmes au grand trot le chemin d’Hylly. Il était évident qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire, et nous avions hâte de savoir ce que c’était que ce quelque chose.

En effet, ce qui se passait était grave.

Nous avions enfin des nouvelles de cette fameuse expédition des Lesguiens, dont on nous parlait depuis trois jours comme d’une chose vague, mais menaçante.

À l’heure qu’il était, les miliciens d’Hylly devaient en être aux mains avec eux. Voici ce que l’on savait déjà, le reste était ignoré.

Au point du jour, deux pâtres étaient venus à Hylly les mains liées, et avaient raconté ceci aux habitants :

Un parti de cinquante Lesguiens, sous la conduite du fameux abreck de Gaubden, nommé Taymas-Goumisch-Bouroun, ayant pris la veille au matin, dans un coutan [1], les moutons qu’il contenait et les deux pâtres qui les gardaient, s’était égaré dans le brouillard, et pendant la nuit avait été en quelque sorte se heurter à Paraoul, où nous étions couchés. Ils s’en étaient écartés vivement, mais étaient tombés sur un autre village nommé Guilley. Alors les montagnards, comprenant le danger de leur position, avaient abandonné bêtes et gens et avaient pris la direction des montagnes couvertes de bois qui relient Hylly à Karabadakent.

C’étaient évidemment nos deux hommes de Paraoul.

Mais à Hylly, comme il faisait jour, comme on se trouvait dans un grand aoul de deux à trois mille âmes, on fit plus d’attention à leur récit.

À l’instant même, l’essaoul [2] Mahomet-Imam Paasaleff avait rassemblé toute la milice tatare d’Hylly, deux cents hommes à peu près, et avait demandé cent hommes de bonne volonté pour l’accompagner. Cent hommes s’étaient présentés.

Il y avait déjà trois heures qu’il était parti. Il était près de midi, et l’on venait de voir une grande fumée s’élever du côté du ravin de Zilly-Kaka, situé à deux lieues à peu près de la ville, à droite de la route de Karabadakent.

C’était notre chemin : c’était justement à Karabadakent que nous allions.

  1. Parc de brebis.
  2. Enseigne qui commande une sotnia de Cosaques ou de miliciens.