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le caucase

Tout s’était passé, comme il l’avait ordonné, à l’arme blanche. Les miliciens n’avaient pas tiré un seul coup de fusil.

Il nous faisait ce récit en russe, Kalino me le traduisait au fur et à mesure en français.

Pendant le récit, nous avions fait du chemin. Une large flaque de sang nous indiqua que nous étions arrivés sur le champ de bataille.

À notre droite, dans un pli de terrain, étaient les cadavres, nus ou à peu près. Cinq étaient décapités ; à tous ceux à qui restait la tête, manquait l’oreille droite.

Il était terrible de voir les blessures faites par les kangiars.

Une balle fait son trou et tue. Une plaie à fourrer le petit doigt, un cercle bleu autour, et tout est dit.

Mais les blessures de kangiar sont de véritables éventrements. Il y avait des crânes complétement ouverts, des bras presque détachés du corps, des poitrines creusées à y voir le cœur.

Comment se fait-il que l’horrible ait un si étrange attrait, qu’une fois que l’on a commencé de regarder on veuille tout voir ?

Iman-Gazalieff nous montra ses deux cadavres, qu’il reconnaissait aux blessures qu’il leur avait faites.

Je lui demandai à voir l’instrument qui avait si bien travaillé. C’était un kangiar des plus simples, à poignée d’os et de corne. Seulement il avait acheté la lame à un bon faiseur et l’avait fait solidement monter. Le tout lui revenait à huit roubles.

Je lui demandai s’il consentirait à se défaire de cette arme et combien il la vendrait.

— Ce qu’elle m’a coûté, me dit-il simplement. J’ai maintenant trois kangiars, puisque j’ai ceux des deux Lesguiens que j’ai tués ; je n’ai donc plus besoin de celui-ci.

Je lui donnai un billet de dix roubles, et il me donna son kangiar.

Il fait partie de la collection d’armes que j’ai rapportée du Caucase, et qui presque toutes sont historiques.

Nous attendîmes que Moynet eût fait un dessin du ravin où étaient couchés les cadavres, et abandonnant la place à cinq ou six aigles qui paraissaient attendre notre départ avec impatience, nous descendîmes vers la plaine.

Au bas de la montagne, nous retrouvâmes nos voitures ; on avait jugé inutile de s’en servir.

Nous prîmes congé d’Iman-Gazalieff, et voyant que nos Tatars avaient grande envie de retourner avec lui à Hylly pour fraterniser avec eux, nous leur donnâmes congé.

Il n’était pas probable qu’après la leçon qu’ils venaient de recevoir, les montagnards se remontrassent de quelque temps dans les environs de l’aoul d’Hilly.

En effet, nous arrivâmes sans accidents à Karbadakent.

Là on nous dit que le prince Bagration venait de passer, nous avait demandés et courait après nous.

Nous n’avions qu’une chose à faire, c’était de courir après le prince Bagration.

En arrivant à Bouinaky, nous vîmes sur le perron un homme de trente à trente-cinq ans, portant avec une admirable élégance le costume tcherkesse.

C’était le prince Bagration.

CHAPITRE XVI.

Le Karanay.

Effectivement il courait après nous.

Je connaissais le prince de nom comme un des plus braves officiers de l’armée russe. Il faut bien que ce soit vrai puisqu’il commande le régiment des montagnards indigènes.

Un Géorgien, c’est-à-dire un homme de la plaine, commandant à des montagnards, doit être plus brave que le plus brave de ses soldats.

Comme noblesse, Bagration descend des anciens rois de Géorgie qui régnèrent de 885 à 1079.

Quant à sa famille, on en trouve trace dans la chronologie du Caucase 700 ans avant le Christ.

Cela, comme vous voyez, rejette bien loin la noblesse du duc de Levis [1].

Je disais donc que le prince Bagration courait après nous.

Il avait, disait-il, des reproches à me faire.

J’étais passé à Choura et ne l’avais pas prévenu de mon passage.

Il y avait une bonne raison pour que je ne le prévinsse pas de mon passage : j’ignorais complétement qu’il fût à Choura.

Puis je lui racontai ce qui nous était arrivé. Le chasse-neige, la ville changée en lac, et enfin la maladie de Moynet et la hâte qu’il avait eue de quitter un endroit où son pouls avait battu cent vingt-cinq fois à la minute.

— C’est fâcheux, dit le prince, mais vous allez y revenir.

— Où cela ? à Choura ? demandai-je.

— Non, non, non, fit Moynet ; merci, je sors d’en prendre.

— Mais ce que vous n’avez pas pris, monsieur Moynet, dit le prince, c’est une vue du Karanay.

— Qu’est-ce que c’est que le Karanay ? demandai-je au prince.

— Tout simplement la plus belle chose que vous rencontrerez sur votre chemin.

— Diable ! Moynet, écoutez cela.

— Figurez-vous une montagne. Mais non, ne vous figurez rien. Je vous emmènerai, et vous verrez.

Moynet secouait la tête.

— Monsieur Moynet, venez, et vous me remercierez de vous avoir fait violence.

— Est-ce bien loin d’ici, prince ? demandai-je.

— À quarante verstes, c’est-à-dire à dix lieues. Vous laissez ici votre tarantasse et votre télègue : mon domestique restera pour les garder ; nous prenons ma voiture ; en deux heures et demie nous sommes arrivés ; nous soupons : le souper est commandé ; vous vous couchez immédiatement après souper : on vous réveille à cinq heures ; nous montons deux mille mètres, avec de bons chevaux, c’est une bagatelle ; et alors, alors vous verrez ce que vous verrez.

— Nous n’arriverons jamais à Tiflis, dit Moynet avec un soupir.

— Mon ami, c’est vingt-quatre heures de retard pour voir

  1. Le duc de Levis avait chez lui un arbre généalogique au pied duquel la Vierge était représentée disant à l’un de ses ancêtres qui lui parlait chapeau bas :

    — Couvrez-vous, mon cousin.