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le caucase

La tarantasse et la télègue abandonnèrent donc le chemin et se lancèrent à travers la plaine.

Mais par un effet de perspective tout simple, à mesure que nous avancions, la première montagne grandissait, tandis que l’autre, la seconde, au contraire, semblait s’abaisser derrière elle.

Arrivés au pied de la première montagne, nous avions donc complétement perdu de vue ce qui se passait au sommet de la seconde.

Ce qui m’étonnait, c’est que nous n’avions entendu aucun coup de feu, aperçu aucune fumée.

Nos Tatars nous expliquèrent cela : montagnards et miliciens font feu l’un sur l’autre quand ils se rencontrent, feu de leurs fusils, feu de leurs pistolets, puis ils tirent kangiars et schaskas, et tout se décide à l’arme blanche.

On avait entendu le feu, on avait vu la fumée ; maintenant c’était le tour des kangiars et des schaskas.

L’arme blanche faisait sa besogne.

Les deux voitures étaient arrêtées au pied de la montagne ; elles ne pouvaient pas aller plus loin.

Nous proposâmes à nos Tatars de nous donner trois de leurs chevaux ; les neuf cavaliers restants graviraient la montagne avec nous, les trois démontés garderaient la voiture.

Dans le cas où la lutte se prolongerait, un renfort de neuf hommes, — nous avions la modestie de ne pas nous compter, — pouvait être utile aux miliciens.

La proposition fut acceptée. Trois hommes descendirent et nous donnèrent leurs chevaux. Je nommai de ma propre autorité et comme général, je nommai, dis-je, commandant celui qui me parut le plus intelligent de tous, et nous partîmes le fusil sur le genou.

En arrivant sur le premier plateau, nous vîmes poindre au dessus de nous l’extrémité des papacks d’une troupe à cheval qui semblait venir à notre rencontre.

Nos hommes n’eurent besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître les leurs, et avec de grands cris ils mirent leurs chevaux au galop.

Les nôtres les suivirent. Nous ne savions pas trop où nous allions, et si les gens que nous avions devant nous étaient des amis ou des ennemis.

Mais les hommes aux papacks, eux aussi, nous avaient reconnus, ou plutôt avaient reconnu leurs amis. Ils poussèrent de leur côté un hourra ! et quelques-uns levèrent les bras en montrant des objets que nous crûmes reconnaître.

Les cris de golovii ! golovii ! retentirent.

— Des têtes ! des têtes !

Il n’y avait plus à chercher ce que les hommes aux papacks tenaient à la main et montraient à leurs compagnons.

D’ailleurs, eux, de leur côté, approchaient avec une rapidité qui, même sans explication, ne nous eût pas laissé de doute.

Nos deux troupes se joignirent ; une troisième venait lentement et derrière.

Celle-là, ce n’était pas la troupe victorieuse, c’était la troupe funèbre : elle portait les morts et les blessés.

Au premier moment il fut impossible de rien comprendre aux paroles qui s’échangeaient autour de nous. D’abord, elles s’échangeaient en tatar, et Kalino, notre interprète russe, n’y comprenait absolument rien.

Mais ce qu’il y avait de clair, c’étaient quatre ou cinq têtes coupées et saignantes, et ce qui n’était pas moins pittoresque, des oreilles passées à des manches de fouet.

Sur ces entrefaites, l’arrière-garde arriva ; elle apportait trois morts et cinq blessés. Trois autres blessés pouvaient se soutenir sur leurs chevaux et marchaient au pas.

Il y avait eu quinze Lesguiens tués. Les cadavres étaient à une demi-lieue de là, dans le ravin de Zilly-Kaka.

— Demandez au chef de la centaine de nous donner un homme qui puisse nous conduire jusqu’au champ de bataille, et priez-le de nous donner des détails sur le combat, dis-je à Kalino.

Il s’offrit de nous y mener lui-même. Il était décoré de Saint-Georges, et pour son compte avait tué deux Lesguiens dans une lutte corps à corps. Dans l’ardeur du combat il leur avait coupé à chacun la tête et rapportait la paire.

Il ruisselait de sang.

Chaque homme qui avait tué un montagnard, outre la tête et les oreilles, avait toute la dépouille de l’ennemi mort. L’un d’eux avait un magnifique fusil. Je n’osai pas lui demander s’il voulait le vendre, quelque envie que j’eusse de le posséder [1].

La troupe continua son chemin vers l’aoul. J’autorisai le commandant de la centaine à disposer de nos deux voitures s’il en avait besoin pour ses blessés ou même pour ses morts. Il transmit l’autorisation à ses hommes.

Puis nous nous tournâmes le dos ; les combattants retournaient au village ; nous continuâmes notre route jusqu’au champ de bataille.

Voici ce que Mahomet-Iman-Gazalieff nous raconta :

Après avoir réuni ses cent hommes, il avait pris avec eux le chemin de Guilley, guidé par les pâtres. Près de Guilley il avait trouvé les troupeaux que les montagnards avaient abandonnés pour aller plus vite.

Il avait laissé les pâtres réunir leurs moutons, et avait cherché les traces des montagnards.

Et n’avait point tardé à les trouver.

On fit trois verstes guidé par deux hommes experts dans l’art de suivre les pistes.

On arriva ainsi au ravin de Zilly-Kaka, couvert en ce moment d’un épais brouillard.

Tout à coup, au fond du ravin, on crut voir se mouvoir des hommes, et en même temps une grêle de balles siffla au milieu des miliciens ; de cette première décharge, un homme et deux chevaux tombèrent.

Iman-Gazalieff cria alors :

— Pas de fusil, à la schaska et au kangiar !

Et avant que les montagnards, qui se reposaient dans le ravin, eussent eu le temps de monter sur leurs chevaux, ils tombèrent sur eux, et un combat corps à corps s’engagea.

À partir de ce moment, Iman-Gazalieff, qui travaillait pour son compte, n’avait pas vu ce qui se passait autour de lui.

Il avait, l’un après l’autre, attaqué deux hommes corps à corps et les avait tués tous les deux.

Mais la lutte avait dû être terrible, car lorsqu’il regarda autour de lui, il compta treize morts et ses deux qui faisaient quinze. Les autres étaient en fuite.

  1. J’ai ce fusil en ma possession. Je dirai plus tard comment il me fut donné.