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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/79

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le caucase

en russe. Depuis longtemps les journaux ont annoncé l’honneur que vous voulez bien nous faire en venant visiter notre ville. Depuis longtemps nous vous attendions : nous vous voyons maintenant, et nous en sommes heureux. Que Votre Excellence nous permette donc de lui exprimer la joie et la reconnaissance de la population persane de Derbent, et qu’elle nous permette d’espérer encore qu’elle n’oubliera pas notre ville, comme aucun de ses habitants n’oubliera jamais le jour de votre arrivée chez eux. »

Je m’inclinai.

— Recevez, lui dis-je, les remercîments bien sincères d’un homme qui a eu toute sa vie l’ambition d’être l’émule de Saadi, sans jamais avoir eu l’espoir de devenir son rival.

Le prince lui traduisit ma réponse comme il m’avait traduit son discours. Il la répéta à tous ses compagnons, qui parurent on ne peut plus satisfaits.

— Maintenant, me dit le prince, je crois que vous feriez bien de l’inviter à dîner.

— Vous croyez que la plaisanterie n’a pas duré assez longtemps comme cela ?

— Mais je vous jure que ce n’est pas une plaisanterie.

— Et où voulez-vous que je l’invite à dîner ? Au café de Paris ?

— Mais non, chez vous.

— Mais je ne suis pas chez moi : je suis chez le général Acceiff, gouverneur de Derbent.

— Vous êtes chez vous. Écoutez ceci et tenez-le pour dit : Au Caucase, et par tout le Caucase, vous pourrez entrer dans la première maison venue en disant : « Je suis étranger et viens vous demander l’hospitalité. » L’homme à qui vous ferez cette faveur vous abandonnera sa maison, se retirera lui et sa famille dans la plus petite chambre, veillera chaque jour à ce que vous ne manquiez de rien ; et quand, au bout de huit jours, quinze jours, un mois que vous serez resté chez lui, vous quitterez la maison, il vous attendra au seuil pour vous dire : « Prolongez d’un jour l’honneur que vous me faites et ne partez que demain. »

— Alors, invitez-le de ma part, mon cher prince ; mais c’est à une condition.

— Laquelle ?

— C’est qu’il me donnera son discours en persan, afin que je le fasse encadrer.

— C’est bien de l’honneur pour lui : il vous l’apportera en venant dîner.

Et le prince transmit mon invitation à Kavous-Beg-Ali-Bend, qui me promit de venir dîner et d’apporter son discours.

Pendant que tout cela se passait, on avait amené quatre chevaux.

— Qu’est-ce encore ? demandai-je à Bagration ; est-ce que des chevaux, par hasard, seraient des chevaux savants, et auraient-ils lu mes œuvres ?

— Non, ce sont tout simplement quatre chevaux qu’on nous amène pour monter à la citadelle, où nous ne pouvons pas aller en voiture.

— Est-ce que nous ne pouvons pas aller à pied ?

— Si vous voulez laisser vos bottes dans la boue, et après vos bottes vos chaussettes, oui ; mais si vous tenez à y arriver de façon à présenter vos compliments au gouverneur de la citadelle, à sa femme et à sa fille, qui vous attendent à déjeuner, montez à cheval.

— Comment ! le gouverneur m’attend à déjeuner ?

— Du moins, il me l’a fait dire. Mais, après tout, si cela vous ennuie, vous êtes libre de refuser.

— Je n’aurais garde, peste ! Êtes-vous sûr que tous ces gens-là ne me prennent pas pour un descendant d’Alexandre le Grand, qui, selon eux, a bâti leur ville ?

— Mieux que cela : ils vous prennent pour Alexandre le Grand lui-même. Vainqueur d’Arbelle ! voici Bucéphale, montez.

J’enjambai Bucéphale, et priant Bagration de faire tête de colonne, je marchai après lui.

Nous arrivâmes à la forteresse.

Il faut croire que le digne colonel avait suivi nos mouvements avec une lunette d’approche ; il m’attendait à la porte avec son adjudant…

Après les premiers compliments échangés, je lui demandai la permission de me retourner.

J’avais la ville à l’envers de la façon dont je l’avais vue la veille, et je n’étais pas fâché de la connaître de ce côté-là.

Au lieu de monter au sommet de la montagne, Derbent, cette fois, descendait à la mer sur une largeur d’un kilomètre et sur une longueur de trois ; d’où nous étions, on n’apercevait que des toits de maisons coupés par des rues, puis, dans la totalité de la ville, deux massifs de verdure seulement…

L’un qui était le jardin public,

L’autre les platanes de la mosquée, à l’ombre desquels sont enterrés les yeux des habitants de Derbent.

Moynet fit de la ville un dessin microscopique, qu’il compte bien refaire sur une échelle dix fois plus grande.

J’ai rarement vu quelque chose de plus majestueux que le tableau que j’avais sous les yeux.

Bagration me fit observer que selon toute probabilité le déjeuner refroidissait, et qu’il lui paraissait convenable de faire notre entrée.

Nous trouvâmes toute une famille charmante qui nous attendait : femme, fille, sœur, tout cela parlait français.

Au bord de la mer Caspienne, comprenez-vous cela ? — c’était merveilleux.

Pendant le déjeuner, le gouverneur raconta que Bestucheff Marlinsky avait logé à la citadelle à son retour de la Sibérie.

— Et vous savez ? ajouta la femme du gouverneur, Oline Nesterzoff est enterrée à cinq cents pas d’ici.

— Non, répondis-je, je ne sais pas.

En effet, je savais ce que c’était que Bestucheff.

Bestucheff Marlinsky était le frère du Bestuchcff qui fut pendu à la forteresse de Pétersbourg avec Pestel, Kakowsky, Releyelf et Mouravieff, pour le complot du 14 décembre.

Décembriste comme son frère, Bestucheff avait comme lui été condamné à mort ; mais l’empereur Nicolas lui fit grâce de la peine capitale, et l’envoya aux mines de la Sibérie.

Deux ans après, il eut la permission de revenir comme soldat faire la guerre de Perse. Ce fut alors qu’il logea à la citadelle. Il avait reconquis le grade d’enseigne.

J’avais beaucoup parlé de lui, à Nidjni-Novogorod, avec Aninkoff et sa femme, les deux héros de mon roman du Maître d’armes, exilés de décembre tous deux, qui après