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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/80

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le caucase

trente ans de Sibérie venaient de rentrer en Russie ; la comtesse Aninkoff, notre compatriote Pauline Xavier, m’avait montré une croix et un bracelet que Bestucheff lui avait forgés avec un morceau des fers de son mari.

Ces deux bijoux, — car sous les mains de l’habile forgeron un anneau de chaîne s’était transformé en deux véritables bijoux, — ces deux bijoux étaient le symbole matériel de la poésie, qui transforme tout ce qu’elle touche.

Je connaissais donc Bestucheff Marlinsky comme décembriste, comme exilé, comme orfévre, comme poëte et comme romancier.

Mais, je le répète, tout cela ne m’apprenait pas ce que c’était que cette Oline Nesterzoff, dont la tombe était à cinq cents pas de la forteresse.

Je demandai des renseignements sur elle.

Nous vous montrerons d’abord sa tombe, me dit la femme du gouverneur, et ensuite nous vous raconterons son histoire.

À partir de ce moment j’eus grande hâte que le déjeuner finît. J’aime fort les bons déjeuners, mais j’aime encore mieux les bonnes histoires, et si j’eusse vécu du temps de Scarron et que j’eusse été de ses dîners, le plat que j’eusse préféré eût été le rôti servi par sa femme.

Le déjeuner fini, ces dames voulurent nous accompagner jusqu’au cimetière chrétien.

Nous gravîmes encore une centaine de pieds à peu près pour sortir de la forteresse, et nous nous trouvâmes sur un plateau dominant d’un côté un immense ravin, de l’autre côté formant au contraire la pente ascendante de la montagne.

De ce côté, les murailles de la citadelle sont criblées de balles ; bloquée en 1831 par Kasi-Moullah, elle résista, mais eut énormément à souffrir du voisinage d’une tour prise par les montagnards.

Aussi la tour est-elle rasée aujourd’hui, pour que pareil accident ne se renouvelle pas.

Cette tour faisait partie du système de fortification qui relie cette première citadelle à une seconde ; elle se rattache en outre à cette fameuse muraille rivale de celle de la Chine, et qui, au dire de certains historiens, s’étendait de Derbent à Taman, traversait tout le Caucase et séparait l’Europe de l’Asie.

Finissons-en tout de suite avec cette muraille qui a été l’objet de tant de discussions savantes, et disons ce que nous en savons.

Nous l’avons suivie à cheval de la première forteresse à la seconde, c’est-à-dire pendant six verstes.

Là elle s’interrompt, mais pour faire place à un ravin infranchissable dans lequel il eût été impossible de la prolonger ; mais de l’autre côté elle reparaît, et nous l’avons, à cheval toujours, suivie pendant vingt verstes ; c’est tout ce que nous avons cru consciencieusement devoir faire en l’honneur de la science.

Le prince tatar Khazar-Outzmieff, que nous avons connu à Bakou, l’avait suivie vingt verstes plus loin que nous, c’est-à-dire pendant quarante-sept verstes, et pas un instant il n’avait perdu ses traces.

Les gens du pays lui avaient affirmé qu’elle s’étendait indéfiniment.

Je sais que mon savant et illustre ami M. Jomard a soutenu une thèse là-dessus ; si, comme je l’espère bien, je le retrouve en bonne santé à mon retour à Paris, je lui donnerai, sur la fameuse muraille de Derbent, tous les renseignements qu’il pourra désirer.

Mais ce qui m’occupait dans ce moment-là, ce n’était point cette muraille antique, si étendue, si discutée qu’elle soit : c’était la tombe d’Oline Nesterzoff.

Nous nous acheminâmes vers elle en tournant à gauche à notre sortie de la porte des montagnes.

Un peu à part d’un petit cimetière qui domine la mer Caspienne s’élève une tombe d’une forme très-simple.

D’un côté, elle porte cette inscription :

Ici repose le corps de mademoiselle Oline Nersterzoff,
en 1814 et morte en 1833.

De l’autre côté, une rose est sculptée ; cette rose est brisée, effeuillée, anéantie par la foudre.

Au-dessus est écrit le mot russe,

Soudb, — fatalité.

Voici l’histoire de la pauvre enfant, ou du moins voici ce que l’on raconte :

Elle était la maîtresse de Bestucheff. Depuis un an, ils vivaient heureux sans que rien ait encore troublé leur union.

Dans un repas prolongé outre mesure, et dont les convives étaient Bestucheff et trois de ses amis, la conversation tomba sur la pauvre Oline.

Sûr d’elle, Bestucheff vanta fort sa fidélité.

Un des quatre convives offrit de parier qu’il ferait manquer la jeune fille à cette fidélité, dont Bestucheff était si fier.

Bestucheff accepta le pari : la chose dont l’homme heureux semble le plus las est toujours son bonheur.

Oline, dit-on, succomba ; on donna à Bestucheff la preuve de cette défaite.

Le lendemain, la jeune fille entra dans la chambre du poëte. Ce qui s’y passa, nul ne le sait.

On entendit un coup de feu, puis un cri, puis enfin on vit sortir Bestucheff, pâle et effaré.

On entra dans sa chambre.

Oline gisait à terre mourante, ensanglantée : une balle lui avait traversé la poitrine.

Un pistolet déchargé était près d’elle.

La mourante pouvait encore parler ; elle envoya chercher un prêtre.

Deux heures après elle était morte.

Le prêtre affirma sous serment qu’Oline Nesterzoff lui avait raconté qu’en voulant arracher un pistolet des mains de Bestucheff, le pistolet était parti par accident.

Elle avait reçu le coup, et elle mourait en pardonnant à Bestucheff ce meurtre involontaire.

Une instruction fut commencée contre Bestucheff ; mais sur la déposition du prêtre il fut absous.

Ce fut lui qui éleva la tombe d’Oline, qui fit graver l’inscription et sculpter cette rose frappée de la foudre, terrible symbole de la destinée de la pauvre Oline.

Mais à partir de ce moment, Bestucheff ne fut plus le même ; une sombre mélancolie, un besoin de danger, une soif de mort s’empara de lui.

Il s’offrait comme volontaire dans toutes les expéditions, et,