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Page:Dumas - Le Chevalier de Maison-Rouge, 1853.djvu/14

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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

régulièrement sur des mains un peu trop vacillantes pour être bien sûres, annonça à la pauvre femme le mouvement fatal qui s’exécutait.

— Non, non ! s’écria-t-elle en s’arrêtant court et en revenant sur ses pas ; non, citoyen, tu te trompes ; je ne suis pas un homme.

— Alors, avance à l’ordre, dit le chef, et réponds catégoriquement. Où vas-tu comme cela, charmante belle de nuit ?

— Mais, citoyen, je ne vais nulle part… Je rentre.

— Ah ! tu rentres ?

— Oui.

— C’est rentrer un peu tard pour une honnête femme, citoyenne.

— Je viens de chez une parente qui est malade.

— Pauvre petite chatte, dit le chef en faisant de la main un geste devant lequel recula vivement la femme effrayée ; et où est notre carte ?

— Ma carte ? Comment cela, citoyen ? Que veux-tu dire et que me demandes-tu là ?

— N’as-tu pas lu le décret de la Commune ?

— Non.

— Tu l’as entendu crier, alors ?

— Mais non. Que dit donc ce décret, mon Dieu ?

— D’abord, on ne dit plus mon Dieu, on dit l’Être suprême.

— Pardon ; je me suis trompée. C’est une ancienne habitude.

— Mauvaise habitude, habitude d’aristocrate.

— Je tâcherai de me corriger, citoyen. Mais tu disais… ?

— Je disais que le décret de la Commune défend, passé dix heures du soir, de sortir sans carte de civisme. As-tu ta carte de civisme ?

— Hélas ! non.

— Tu l’as oubliée chez ta parente ?

— J’ignorais qu’il fallût sortir avec cette carte.

— Alors, entrons au premier poste ; là, tu t’expliqueras gentiment, avec le capitaine, et, s’il est content de toi, il te fera reconduire à ton domicile par deux hommes, sinon il te gardera jusqu’à plus ample information. Par file à gauche, pas accéléré, en avant, marche !

Au cri de terreur que poussa la prisonnière, le chef des enrôlés volontaires comprit que la pauvre femme redoutait fort cette mesure.

— Oh ! oh ! dit-il, je suis sûr que nous tenons quelque gibier distingué. Allons, allons, en route, ma petite ci-devant.

Et le chef saisit le bras de la prévenue, le mit sous le sien et l’entraîna, malgré ses cris et ses larmes, vers le poste du Palais-Égalité.

On était déjà à la hauteur de la barrière des Sergents, quand, tout à coup, un jeune homme de haute taille, enveloppé d’un manteau, tourna le coin de la rue Croix-des-Petits-Champs, juste au moment où la prisonnière essayait par ses supplications d’obtenir qu’on lui rendît la liberté. Mais, sans l’écouter, le chef des volontaires l’entraîna brutalement. La femme poussa un cri, moitié d’effroi, moitié de douleur.

Le jeune homme vit cette lutte, entendit ce cri, et bondissant d’un côté à l’autre de la rue, il se trouva en face de la petite troupe.

— Qu’y a-t-il, et que fait-on à cette femme ? demanda-t-il à celui qui paraissait être le chef.

— Au lieu de me questionner, mêle-toi de ce qui te regarde.

— Quelle est cette femme, citoyens, et que lui voulez-vous ? répéta le jeune homme d’un ton plus impératif encore que la première fois.

— Mais qui es-tu, toi-même, pour nous interroger ?

Le jeune homme écarta son manteau, et l’on vit briller une épaulette sur un costume militaire.

— Je suis officier, dit-il, comme vous pouvez le voir.

— Officier… dans quoi ?

— Dans la garde civique.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça nous fait, à nous ? répondit un homme de la troupe. Est-ce que nous connaissons ça, les officiers de la garde civique !

— Quoi qu’il dit ? demanda un autre avec un accent traînant et ironique particulier à l’homme du peuple, ou plutôt de la populace parisienne qui commence à se fâcher.

— Il dit, répliqua le jeune homme, que si l’épaulette ne fait pas respecter l’officier, le sabre fera respecter l’épaulette.

Et, en même temps, faisant un pas en arrière, le défenseur inconnu de la jeune femme dégagea des plis de son manteau et fit briller, à la lueur d’un réverbère, un large et solide sabre d’infanterie. Puis, d’un mouvement rapide et qui annonçait une certaine habitude des luttes armées, saisissant le chef des enrôlés volontaires par le collet de sa carmagnole et lui posant la pointe du sabre sur la gorge :

— Maintenant, lui dit-il, causons comme deux bons amis.

— Mais, citoyen…, dit le chef des enrôlés en essayant de se dégager.

— Ah ! je te préviens qu’au moindre mouvement que tu fais, au moindre mouvement que font tes hommes, je te passe mon sabre au travers du corps.

Pendant ce temps, deux hommes de la troupe continuaient à retenir la femme.

— Tu m’as demandé qui j’étais, continua le jeune homme, tu n’en avais pas le droit, car tu ne commandes pas une patrouille régulière. Cependant, je vais te le dire : je me nomme Maurice Lindey ; j’ai commandé une batterie de canonniers au 10 août. Je suis lieutenant de la garde nationale, et secrétaire de la section des Frères et Amis. Cela te suffit-il ?

— Ah ! citoyen lieutenant, répondit le chef, toujours menacé par la lame dont il sentait la pointe peser de plus en plus, c’est bien autre chose. Si tu