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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

bonne cuisinière ; puis vous ferez connaissance avec moi : je suis un bon garçon.

— Ma foi, oui, vous me faites cet effet-là ; cependant, cher confrère…

— Oh ! acceptez sans façon les huîtres que j’achèterai en passant sur la place du Châtelet, un poulet de chez notre rôtisseur, et deux ou trois petits plats que madame Durand fait dans la perfection.

— Vous me séduisez, cher confrère, dit le greffier de la Conciergerie, ébloui par ce menu, auquel n’était pas accoutumé un greffier payé par le tribunal révolutionnaire à raison de deux livres en assignats, lesquels valaient en réalité deux francs à peine.

— Ainsi, vous acceptez ?

— J’accepte.

— En ce cas, à demain le travail ; pour ce soir, partons.

— Partons.

— Venez-vous ?

— À l’instant ; laissez-moi seulement prévenir les gendarmes qui gardent l’Autrichienne.

— Pourquoi faire les prévenez-vous ?

— Afin qu’ils soient avertis que je sors et que, sachant, par conséquent, qu’il n’y a plus personne au greffe, tous les bruits leur deviennent suspects.

— Ah ! fort bien ; excellente précaution, ma foi ?

— Vous comprenez, n’est-ce pas ?

— À merveille. Allez.

Le greffier de la Conciergerie alla en effet heurter au guichet, et l’un des gendarmes ouvrit en disant :

— Qui est là ?

— Moi ! le greffier ; vous savez, je pars. Bonsoir, citoyen Gilbert.

— Bonsoir, citoyen greffier. Et le guichet se referma. Le greffier de la guerre avait examiné toute cette scène avec la plus grande attention, et, quand la porte de la prison de la reine restait ouverte, son regard avait rapidement plongé jusqu’au fond du premier compartiment : il avait vu le gendarme Duchesne à table, et s’était, en conséquence, assuré que la reine n’avait que deux gardiens.

Il va sans dire que, lorsque le greffier de la Conciergerie se retourna, son confrère avait repris l’aspect le plus indifférent qu’il avait pu donner à sa physionomie.

Comme ils sortaient de la Conciergerie, deux hommes allaient y entrer. Ces deux hommes, qui allaient y entrer, étaient le citoyen Gracchus et son cousin Mardoche.

Le cousin Mardoche et le greffier de la guerre, chacun par un mouvement qui semblait émaner d’un sentiment pareil, enfoncèrent, en s’apercevant, l’un son bonnet à poils, l’autre son chapeau à larges bords sur les yeux.

— Quels sont ces hommes ? demanda le greffier de la guerre.

— Je n’en connais qu’un : c’est un guichetier nommé Gracchus.

— Ah ! fit l’autre avec une indifférence affectée, les guichetiers sortent donc à la Conciergerie ?

— Ils ont leur jour.

L’investigation ne fut pas poussée plus loin ; les deux nouveaux amis prirent le pont au Change. Au coin de la place du Châtelet, le greffier de la guerre, selon le programme annoncé, acheta une cloyère de douze douzaines d’huîtres ; puis on continua de s’avancer par le quai de Gèvres.

La demeure du greffier du ministère de la guerre était fort simple : le citoyen Durand habitait trois petites pièces sur la place de Grève, dans une maison sans portier. Chaque locataire avait une clef de la porte de l’allée ; et il était convenu que l’on s’avertirait quand on n’aurait pas pris cette clef avec soi, par un, deux ou trois coups de marteau, selon l’étage que l’on habitait : la personne qui en attendait une autre, et qui reconnaissait le signal, descendait alors et ouvrait la porte.

Le citoyen Durand avait sa clef dans sa poche, il n’eut donc pas besoin de frapper.

Le greffier du Palais trouva madame la greffière de la guerre fort à son goût.

C’était une charmante femme, en effet, à laquelle une profonde expression de tristesse répandue sur sa physionomie, donnait à la première vue un puissant intérêt. Il est à remarquer que la tristesse est un des plus sûrs moyens de séduction des jolies femmes ; la tristesse rend amoureux tous les hommes, sans exception, même les greffiers ; car, quoi qu’on dise, les greffiers sont des hommes, et il n’est aucun amour-propre féroce ou aucun cœur sensible qui n’espère consoler une jolie femme affligée, et changer les roses blanches d’un teint pâle en des roses plus riantes, comme disait le citoyen Dorat.

Les deux greffiers soupèrent de fort bon appétit ; il n’y a que madame Durand qui ne mangea point.

Les questions cependant marchaient de part et d’autre.

Le greffier de la guerre demandait à son confrère, avec une curiosité bien remarquable dans ces temps de drames quotidiens, quels étaient les usages du palais, les jours de jugement, les moyens de surveillance.

Le greffier du Palais, enchanté d’être écouté avec tant d’attention, répondait avec complaisance et disait les mœurs des geôliers, celles de Fouquier-Tinville, et enfin celles du citoyen Sanson, le principal acteur de cette tragédie qu’on jouait chaque soir sur la place de la Révolution.

Puis s’adressant à son collègue et à son hôte, il lui demandait à son tour des renseignements sur son ministère à lui.

— Oh ! dit Durand, je suis moins bien renseigné