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Page:Dumas - Le Chevalier de Maison-Rouge, 1853.djvu/93

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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE

du même âge que la princesse et le prince. Il fut arrêté que Turgy, dont nous avons parlé, revêtirait le costume de rallumeur, et enlèverait madame Royale et le dauphin.

Disons, en deux mots, ce que c’était que Turgy.

Turgy était un ancien garçon servant de la bouche du roi, amené au Temple avec une partie de la maison des Tuileries, car le roi eut d’abord un service de table assez bien organisé. Le premier mois, ce service coûta trente ou quarante mille francs à la nation.

Mais, comme on le comprend bien, une pareille prodigalité ne pouvait durer. La Commune y mit ordre. On renvoya chefs, cuisiniers et marmitons. Un seul garçon servant fut maintenu ; ce garçon servant était Turgy.

Turgy était donc un intermédiaire tout naturel entre les prisonnières et leurs partisans, car Turgy pouvait sortir, et par conséquent porter des billets et rapporter les réponses.

En général, ces billets étaient roulés en bouchons sur les carafes de lait d’amande qu’on faisait passer à la reine et à madame Elisabeth. Ils étaient écrits avec du citron, et les lettres en demeuraient invisibles jusqu’à ce qu’on les approchât du feu.

Tout était prêt pour l’évasion, lorsqu’un jour Tison alluma sa pipe avec le bouchon d’une des carafes, à mesure que le papier brûlait, il vit apparaître des caractères. Il éteignit le papier à moitié brûlé, porta le fragment au conseil du Temple : là il fut approché du feu ; mais on ne put lire que quelques mots sans suite, l’autre moitié étant réduite en cendres.

Seulement, on reconnut l’écriture de la reine. Tison, interrogé, raconta quelques complaisances qu’il avait cru remarquer de la part de Lepitre et de Toulan pour les prisonnières. Les deux commissaires furent dénoncés à la municipalité et ne purent plus rentrer au Temple.

Restait Turgy.

Mais la défiance était éveillée au plus haut degré ; jamais on ne le laissait seul auprès des princesses. Toute communication avec l’extérieur était donc devenue impossible.

Cependant, un jour, madame Élisabeth avait présenté à Turgy, pour qu’il le nettoyât, un petit couteau à manche d’or dont elle se servait pour couper ses fruits. Turgy s’était douté de quelque chose, et, tout en l’essuyant, il en avait tiré le manche. Le manche contenait un billet.

Ce billet, c’était tout un alphabet de signes.

Turgy rendit le couteau à madame Elisabeth ; mais un municipal qui était là le lui arracha des mains et visita le couteau, dont à son tour il sépara la lame du manche ; heureusement, le billet n’y était plus. Le municipal n’en confisqua pas moins le couteau.

C’était alors que l’infatigable chevalier de Maison-Rouge avait rêvé cette seconde tentative que l’on allait exécuter au moyen de la maison que venait d’acheter Dixmer.

Cependant, peu à peu, les prisonnières avaient perdu tout espoir. Ce jour-là la reine, épouvantée des cris de la rue qui venaient jusqu’à elle, et apprenant par ces cris qu’il était question de la mise en accusation des Girondins, les derniers soutiens du modérantisme, avait été d’une tristesse mortelle. Les Girondins morts, la famille royale n’avait à la Convention aucun défenseur.

À sept heures, on servit le souper. Les municipaux examinèrent chaque plat pomme d’habitude, déplièrent l’une après l’autre toutes les serviettes, sondèrent le pain, l’un avec une fourchette, l’autre avec ses doigts, firent briser les macarons et les noix, le tout de peur qu’un billet ne parvînt aux prisonnières, puis, ces précautions prises, invitèrent la reine et les princesses à se mettre à table par ces simples paroles :

— Veuve Capet, tu peux manger.

La reine secoua la tête en signe qu’elle n’avait pas faim.

Mais en ce moment madame Royale vint comme si elle voulait embrasser sa mère, et lui dit tout bas :

— Mettez-vous à table, madame, je crois que Turgy nous fait signe.

La reine tressaillit et releva la tête. Turgy était en face d’elle, la serviette posée sur son bras gauche et touchant son œil de la main droite.

Elle se leva aussitôt sans faire aucune difficulté, et alla prendre à table sa place accoutumée.

Les deux municipaux assistaient au repas ; il leur était défendu de laisser les princesses un instant seules avec Turgy.

Les pieds de la reine et de madame Élisabeth s’étaient rencontrés sous la table et se pressaient.

Comme la reine était placée en face de Turgy, aucun des gestes du garçon servant ne lui échappait. D’ailleurs tous ses gestes étaient si naturels, qu’ils ne pouvaient inspirer et n’inspirèrent aucune défiance aux municipaux.

Après le souper, on desservit avec les mêmes précautions qu’on avait prises pour servir : les moindres bribes de pain furent ramassées et examinées, après quoi Turgy sortit le premier, puis les municipaux ; mais la femme Tison resta.

Cette femme était devenue féroce depuis qu’elle était séparée de sa fille, dont elle ignorait complètement le sort. Toutes les fois que la reine embrassait madame Royale, elle entrait dans des accès de rage qui ressemblaient à de la folie ; aussi la reine, dont le cœur maternel comprenait ces douleurs de mère, s’arrêtait-elle souvent au moment où elle allait se donner cette consolation, la seule qui lui restât, de presser sa fille contre son cœur.

Tison vint chercher sa femme ; mais celle-ci dé-