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LE MAITRE D’ARMES

sage qui lui est ouvert, sur la rive droite du Niémen, que Napoléon s’élance, suivi de son état-major, sur le pont du milieu et le traverse à son tour. Arrivé sur l’autre bord, il s’inquiète, il s’étonne : cet ennemi qui lui échappe semble plus menaçant par son absence qu’il ne le serait par sa présence ; en ce moment il s’arrête, il a cru entendre le canon ; il se trompe, c’est le tonnerre ; un orage s’amasse sur l’armée, le temps se couvre et s’assombrit comme si la nuit était près de descendre. Napoléon ne peut résister à son impatience, il s’entoure de quelques hommes seulement, s’élance dans cette atmosphère grisâtre, et, courant de toute la vitesse de son cheval, disparaît au milieu d’une forêt. Le temps continue de se couvrir. Au bout d’une demi-heure, on voit revenir l’empereur à la lueur d’un éclair : il a fait plus de deux lieues sans rencontrer âme qui vive. En ce moment, l’orage éclate ; Napoléon va chercher un abri dans un couvent.

Vers les cinq heures du soir, tandis que l’armée continue dépasser le Niémen, Napoléon, que cette solitude tourmente, s’avance jusqu’à la Wilia, qu’il rencontre à un quart de lieue au-dessus de l’endroit où elle se jette dans le Niémen ; les Russes, en se retirant, ont brûlé le pont, il serait trop long d’en rétablir un autre : les chevau-légers polonais trouveront un gué.

À l’ordre de Napoléon, un escadron de cavalerie se jette dans la rivière ; d’abord l’escadron conserve ses rangs, ce qui donne quelque espoir ; peu à peu hommes et chevaux s’enfoncent davantage, ils perdent pied, mais n’en poussent pas moins en avant ; bientôt, malgré leurs efforts, ils se débandent. Arrivés au milieu de la rivière, la violence du courant les emporte ; quelques chevaux déjà ont disparu ; les autres, épouvantés, hennissent en signe de détresse ; les hommes luttent et se débattent, mais la force de l’eau est telle qu’ils sont emportés. À peine quelques-uns parviennent-ils à atteindre l’autre bord, le reste s’enfonce et disparait aux cris de vive l’empereur ! et ce qui reste de l’armée sur le Niémen voit arriver à elle des cadavres flottants d’hommes et de chevaux qui lui apportent des nouvelles de son avant-garde.

Il fallut à l’armée française trois jours entiers pour passer le fleuve.