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LE MAITRE D’ARMES

heur arrive, mais des villages tout entiers sont virâmes de ces accidents. Et, malgré tout cela, l’armée souffre, déjà le découragement s’y met : on parle de jeunes conscrits, moins accoutumés aux privations que leurs vieux camarades, qui, voyant se dérouler devant eux de longs jours de souffrance pareils à ceux qu’ils viennent de passer, se sont appuyés le front sur leur fusil, et se sont fait sauter la cervelle au milieu des chemins. Enfin, on dit que sur la route on ne voit que caissons abandonnés, que fourgons ouverts et pillés comme s’ils avaient été pris par l’ennemi, car plus de dix mille chevaux sont morts, tués par les seigles verts qu'ils ont mangés.

Napoléon écoute tous ces rapports en feignant de n’y pas croire. A quelque heure qu’on entre chez lui, on le trouve couché sur d’immenses cartes, essayant de deviner la route que l’armée russe va suivre ; à défaut de nouvelles positives, son génie l’illumine et il croit avoir pénétré le plan d’Alexandre. La patience du czar tient à ce que les Français n’ont point encore foulé le sol de la vieille Russie, et ne marchent que sur des conquêtes modernes ; mais, sans doute, il réunira tous ses efforts pour défendre la Moscovie. Or, la Moscovie ne commence qu’à quatre-vingts lieues plus loin que Vilna. Ce sont deux grands fleuves qui tracent ses limites : l’un est le Borysthène, l’autre est la Dvina ; l’un prend sa source au-dessus de Viasma, et l’autre près de Toropez ; tous deux coulent sur un espace de soixante lieues à peu près de l’est à l’ouest, dans une ligne parallèle, aux deux côtés de cette grande chaîne de montagnes dont ils baignent les deux versants qui, s’étendant des monts Krapaks aux monts Ouraliens, forment l’épine dorsale de la Russie. Tout à coup, à Polotsk et à Orcha, ils s’écartent brusquement l’un à droite et l’autre à gauche, la Dvina pour aller se jeter à Riga dans la Baltique, le Borysthène pour aller se jeter à Kherson dans la mer Noire ; mais, avant de se séparer ainsi, ils se resserrent une dernière fois, enfermant entre eux Smolensk et Yitepsk, ces deux clefs de Saint-Pétersbourg et de Moscou.

Il n’y a plus à en douter, c’est là qu’Alexandre attendra Napoléon.

Dès lors, tout est expliqué à l’empereur : Barclay de Tolly se retire par Drissa sur Yitepsk, et Bagration par Borisov