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daient avec impatience, rien ne se décida, ni traité ni bataille, l’armée rebelle commença, ainsi que l’avait prévu M. d’Artagnan, à préférer la bonne cause à la mauvaise, et le parlement, tout croupion qu’il était, au néant pompeux des desseins du général Lambert.

On se rappelait, en outre, les bons repas de Londres, la profusion d’ale et de sherry que le bourgeois de la Cité payait à ses amis, les soldats ; on regardait avec terreur le pain noir de la guerre, l’eau trouble de la Tweed, trop salée pour le verre, trop peu pour la marmite, et l’on se disait : « Ne serions-nous pas mieux de l’autre côté ? Les rôtis ne chauffent-ils pas à Londres pour Monck ? »

Dès lors, l’on n’entendit plus parler que de désertion dans l’armée de Lambert. Les soldats se laissaient entraîner par la force des principes, qui sont, comme la discipline, le lien obligé de tout corps constitué dans un but quelconque. Monck défendait le parlement, Lambert l’attaquait. Monck n’avait pas plus envie que Lambert de soutenir le parlement, mais il l’avait écrit sur ses drapeaux, en sorte que tous ceux du parti contraire étaient réduits à écrire sur le leur : « Rébellion, » ce qui sonnait mal aux oreilles puritaines. On vint donc de Lambert à Monck comme des pécheurs viennent de Baal à Dieu.

Monck fit son calcul : à mille désertions par jour, Lambert en avait pour vingt jours ; mais il y a dans les choses qui croulent un tel accroissement du poids et de la vitesse qui se combinent, que cent partirent le premier jour, cinq cents le second, mille le troisième. Monck pensa qu’il avait atteint sa moyenne. Mais de mille la désertion passa vite à deux mille, puis à quatre mille, et huit jours après, Lambert, sentant bien qu’il n’avait plus la possibilité d’accepter la bataille si on la lui offrait, prit le sage parti de décamper pendant la nuit pour retourner à Londres, et prévenir Monck en se reconstruisant une puissance avec les débris du parti militaire.

Mais Monck, libre et sans inquiétudes, marcha sur Londres en vainqueur, grossissant son armée de tous les partis flottants sur son passage. Il vint camper à Barnet, c’est-à-dire à quatre lieues, chéri du parlement, qui croyait voir en lui un protecteur, et attendu par le peuple, qui voulait le voir se dessiner pour le juger. D’Artagnan lui-même n’avait rien pu juger de sa tactique. Il observait, il admirait. Monck ne pouvait entrer à Londres avec un parti pris sans y rencontrer la guerre civile. Il temporisa quelque temps.

Soudain, sans que personne s’y attendît, Monck fit chasser de Londres le parti militaire, s’installa dans la Cité au milieu des bourgeois par ordre du parlement ; puis, au moment où les bourgeois criaient contre Monck, au moment où les soldats eux-mêmes accusaient leur chef, Monck, se voyant bien sûr de la majorité, déclara au parlement croupion qu’il fallait abdiquer, lever le siège, et céder sa place à un gouvernement qui ne fût pas une plaisanterie. Monck prononça cette déclaration, appuyé sur cinquante mille épées, auxquelles, le soir même, se joignirent, avec des hourras de joie délirante, cinq cent mille habitants de la bonne ville de Londres.

Enfin, au moment où le peuple, après son triomphe et ses repas orgiaques en pleine rue, cherchait des yeux le maître qu’il pourrait bien se donner, on apprit qu’un bâtiment venait de partir de La Haye, portant Charles II et sa fortune.

— Messieurs, dit Monck à ses officiers, je pars au-devant du roi légitime. Qui m’aime me suive !

Une immense acclamation accueillit ces paroles, que d’Artagnan n’entendit pas sans un frisson de plaisir.

— Mordioux ! dit-il à Monck, c’est hardi, Monsieur.

— Vous m’accompagnez, n’est-ce pas ? dit Monck.

— Pardieu, général ! Mais, dites-moi, je vous prie, ce que vous aviez écrit avec Athos, c’est-à-dire avec le comte de La Fère… vous savez… le jour de notre arrivée ?

— Je n’ai pas de secrets pour vous, répliqua Monck ; j’avais écrit ces mots : « Sire, j’attends Votre Majesté dans six semaines à Douvres. »

— Ah ! fit d’Artagnan, je ne dis plus que c’est hardi ; je dis que c’est bien joué. Voilà un beau coup.

— Vous vous y connaissez, répliqua Monck.

C’était la seule allusion que le général eût jamais faite à son voyage en Hollande.

XXXII

COMMENT ATHOS ET D’ARTAGNAN SE RETROUVÈRENT ENCORE UNE FOIS À L’HÔTELLERIE DE LA CORNE DU CERF.


Le roi d’Angleterre fit son entrée en grande pompe à Douvres, puis à Londres. Il avait mandé ses frères, il avait amené sa mère et sa sœur. L’Angleterre était depuis si longtemps livrée à elle-même, c’est-à-dire à la tyrannie, à la médiocrité et à la déraison, que ce retour du roi Charles II, que les Anglais ne connaissaient cependant que comme le fils d’un homme auquel ils avaient coupé la tête, fut une fête pour les trois royaumes. Aussi, tous ces vœux, toutes ces acclamations qui accompagnaient son retour, frappèrent tellement le jeune roi, qu’il se pencha à l’oreille de Jack d’Yorck, son jeune frère, pour lui dire :

— En vérité, Jack, il me semble que c’est bien notre faute si nous avons été si longtemps absents d’un pays où l’on nous aime tant.

Le cortège fut magnifique. Un admirable temps favorisait la solennité. Charles avait repris toute sa jeunesse, toute sa belle humeur ; il semblait transfiguré ; les cœurs lui riaient comme le soleil.

Dans cette foule bruyante de courtisans et