Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/113

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livres, c’était payer bien cher ce qu’un peu de vigilance lui procurerait pour rien.

— Je réfléchirai, fit-il ; merci, Monsieur.

Et il retourna chez lui au pas de course ; personne n’avait encore approché du trésor.

Le jour même, Athos vint rendre visite à son ami et le trouva soucieux au point qu’il lui en manifesta sa surprise.

— Comment ! vous voilà riche, dit-il, et pas gai ! vous qui désiriez tant la richesse…

— Mon ami, les plaisirs auxquels on n’est pas habitué gênent plus que les chagrins dont on avait l’habitude. Un avis, s’il vous plaît. Je puis vous demander cela, à vous qui avez toujours eu de l’argent ; quand on a de l’argent, qu’en fait-on ?

— Cela dépend.

— Qu’avez-vous fait du vôtre, pour qu’il ne fît de vous ni un avare ni un prodigue ? Car l’avarice dessèche le cœur, et la prodigalité le noie… n’est-ce pas ?

— Fabricius ne dirait pas plus juste. Mais, en vérité, mon argent ne m’a jamais gêné.

— Voyons, le placez-vous sur les rentes ?

— Non ; vous savez que j’ai une assez belle maison et que cette maison compose le meilleur de mon bien.

— Je le sais.

— En sorte que vous serez aussi riche que moi, plus riche même quand vous le voudrez, par le même moyen.

— Mais les revenus, les encaissez-vous ?

— Non.

— Que pensez-vous d’une cachette dans un mur plein ?

— Je n’en ai jamais fait usage.

— C’est qu’alors vous avez quelque confident, quelque homme d’affaires sûr, et qui vous paye l’intérêt à un taux honnête.

— Pas du tout.

— Mon Dieu ! que faites-vous alors ?

— Je dépense tout ce que j’ai, et je n’ai que ce que je dépense, mon cher d’Artagnan.

— Ah ! voilà. Mais vous êtes un peu prince, vous, et quinze à seize mille livres de revenu vous fondent dans les doigts ; et puis vous avez des charges, de la représentation.

— Mais je ne vois pas que vous soyez beaucoup moins grand seigneur que moi, mon ami, et votre argent vous suffira bien juste.

— Trois cent mille livres ! Il y a là deux tiers de superflu.

— Pardon, mais il me semblait que vous m’aviez dit… j’ai cru entendre, enfin… je me figurais que vous aviez un associé…

— Ah ! mordious ! c’est vrai ! s’écria d’Artagnan en rougissant, il y a Planchet. J’oubliais Planchet, sur ma vie !… Eh bien ! voilà mes cent mille écus entamés… C’est dommage, le chiffre était rond, bien sonnant… C’est vrai, Athos, je ne suis plus riche du tout. Quelle mémoire vous avez !

— Assez bonne, oui, Dieu merci !

— Ce brave Planchet, grommela d’Artagnan, il n’a pas fait là un mauvais rêve. Quelle spéculation, peste ! Enfin, ce qui est dit, est dit.

— Combien lui donnez-vous ?

— Oh ! fit d’Artagnan, ce n’est pas un mauvais garçon, je m’arrangerai toujours bien avec lui ; j’ai eu du mal, voyez-vous, des frais, tout cela doit entrer en ligne de compte.

— Mon cher, je suis bien sûr de vous, dit tranquillement Athos, et je n’ai pas peur pour ce bon Planchet ; ses intérêts sont mieux dans vos mains que dans les siennes ; mais à présent que vous n’avez plus rien à faire ici, nous partirons si vous m’en croyez. Vous irez remercier Sa Majesté, lui demander ses ordres, et, dans six jours, nous pourrons apercevoir les tours de Notre-Dame.

— Mon ami, je brûle en effet de partir, et de ce pas je vais présenter mes respects au roi.

— Moi, dit Athos, je vais saluer quelques personnes par la ville, et ensuite je suis à vous.

— Voulez-vous me prêter Grimaud ?

— De tout mon cœur… Qu’en comptez-vous faire ?

— Quelque chose de fort simple et qui ne le fatiguera pas, je le prierai de me garder mes pistolets qui sont sur la table, à côté des coffres que voici.

— Très-bien, répliqua imperturbablement Athos.

— Et il ne s’éloignera point, n’est-ce pas ?

— Pas plus que les pistolets eux-mêmes.

— Alors, je m’en vais chez Sa Majesté. Au revoir!

D’Artagnan arriva en effet au palais de Saint-James, où Charles II, qui écrivait sa correspondance, lui fit faire antichambre une bonne heure.

D’Artagnan, tout en se promenant dans la galerie, des portes aux fenêtres, et des fenêtres aux portes, crut bien voir un manteau pareil à celui d’Athos traverser les vestibules ; mais au moment où il allait vérifier le fait, l’huissier l’appela chez Sa Majesté.

Charles II se frottait les mains tout en recevant les remerciements de notre ami.

— Chevalier, dit-il, vous avez tort de m’être reconnaissant ; je n’ai pas payé le quart de ce qu’elle vaut l’histoire de la boîte où vous avez mis ce brave général… je veux dire cet excellent duc d’Albermale.

Et le roi rit aux éclats.

D’Artagnan crut ne pas devoir interrompre Sa Majesté et fit le gros dos avec modestie.

— À propos, continua Charles, vous a-t-il vraiment pardonné, mon cher Monck ?

— Pardonné ! mais j’espère que oui, sire.

— Eh !… c’est que le tour était cruel… odds fish ! encaquer comme un hareng le premier personnage de la révolution anglaise ! À votre place, je ne m’y fierais pas, chevalier.

— Mais, sire…

— Je sais bien que Monck vous appelle son ami… Mais il a l’œil bien profond pour n’avoir pas de mémoire, et le sourcil bien haut pour n’être pas fort orgueilleux ; vous savez, grande supercilium.

— J’apprendrai le latin, bien sûr, se dit d’Artagnan.

— Tenez, s’écria le roi enchanté, il faut que j’arrange votre réconciliation ; je saurai m’y prendre de telle sorte…