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chevalier près de Villiers… c’est le duc de Buckingham, chevalier… et tu prieras le duc de présenter M. d’Artagnan à lady Henriette.

Parry s’inclina et sourit à d’Artagnan.

— Chevalier, continua le roi, c’est votre audience de congé ; vous pourrez ensuite partir quand il vous plaira.

— Sire, merci !

— Mais faites bien votre paix avec Monck.

— Oh ! sire…

— Vous savez qu’il y a un de mes vaisseaux à votre disposition ?

— Mais, sire, vous me comblez, et je ne souffrirai jamais que des officiers de Votre Majesté se dérangent pour moi.

Le roi frappa sur l’épaule de d’Artagnan.

— Personne ne se dérange pour vous, chevalier, mais bien pour un ambassadeur que j’envoie en France et à qui vous servirez volontiers, je crois, de compagnon, car vous le connaissez.

D’Artagnan regarda étonné.

— C’est un certain comte de La Fère… celui que vous appelez Athos, ajouta le roi en terminant la conversation, comme il l’avait commencée, par un joyeux éclat de rire. Adieu, chevalier, adieu ! Aimez-moi comme je vous aime.

Et là-dessus, faisant un signe à Parry pour lui demander si quelqu’un n’attendait pas dans un cabinet voisin, le roi disparut dans ce cabinet, laissant la place au chevalier, tout étourdi de cette singulière audience.

Le vieillard lui prit le bras amicalement et l’emmena vers les jardins.


XXXV

SUR LE CANAL.


Sur le canal aux eaux d’un vert opaque, bordé de margelles de marbre où le temps avait déjà semé ses taches noires et des touffes d’herbes moussues, glissait majestueusement une longue barque plate, pavoisée aux armes d’Angleterre, surmontée d’un dais et tapissée de longues étoffes damassées qui traînaient leurs franges dans l’eau. Huit rameurs, pesant mollement sur les avirons, la faisaient mouvoir sur le canal avec la lenteur gracieuse des cygnes, qui, troublés dans leur antique possession par le sillage de la barque, regardaient de loin passer cette splendeur et ce bruit. Nous disons ce bruit, car la barque renfermait quatre joueurs de guitare et de luth, deux chanteurs et plusieurs courtisans, tout chamarrés d’or et de pierreries, lesquels montraient leurs dents blanches à l’envi pour plaire à lady Stuart, petite-fille de Henri IV, fille de Charles Ier, sœur de Charles II, qui occupait sous le dais de cette barque la place d’honneur.

Nous connaissons cette jeune princesse, nous l’avons vue au Louvre avec sa mère, manquant de bois, manquant de pain, nourrie par le coadjuteur et les parlements. Elle avait donc, comme ses frères, passé une dure jeunesse ; puis tout à coup elle venait de se réveiller de ce long et horrible rêve, assise sur les degrés d’un trône, entourée de courtisans et de flatteurs. Comme Marie Stuart au sortir de la prison, elle aspirait donc la vie et la liberté, et, de plus, la puissance et la richesse.

Lady Henriette en grandissant était devenue une beauté remarquable que la restauration qui venait d’avoir lieu avait rendue célèbre. Le malheur lui avait ôté l’éclat de l’orgueil, mais la prospérité venait de le lui rendre. Elle resplendissait dans sa joie et son bien-être, pareille à ces fleurs de serre qui, oubliées pendant une nuit aux premières gelées d’automne, ont penché la tête, mais qui le lendemain, réchauffées à l’atmosphère dans laquelle elles sont nées, se relèvent plus splendides que jamais.

Lord Villiers de Buckingham, fils de celui qui joue un rôle si célèbre dans les premiers chapitres de cette histoire, lord Villiers de Buckingham, beau cavalier, mélancolique avec les femmes, rieur avec les hommes, et Vilmot de Rochester, rieur avec les deux sexes, se tenaient en ce moment debout devant lady Henriette, et se disputaient le privilège de la faire sourire.

Quant à cette jeune et belle princesse, adossée à un coussin de velours brodé d’or, les mains inertes et pendantes qui trempaient dans l’eau, elle écoutait nonchalamment les musiciens sans les entendre, et elle entendait les deux courtisans sans avoir l’air de les écouter.

C’est que lady Henriette, cette créature pleine de charmes, cette femme qui joignait les grâces de la France à celles de l’Angleterre, n’ayant pas encore aimé, était cruelle dans sa coquetterie. Aussi le sourire, cette naïve faveur des jeunes filles, n’éclairait pas même son visage, et si parfois elle levait les yeux, c’était pour les attacher avec tant de fixité sur l’un ou l’autre cavalier, que leur galanterie, si effrontée qu’elle fût d’habitude, s’en alarmait et en devenait timide.

Cependant le bateau marchait toujours, les musiciens faisaient rage, et les courtisans commençaient à s’essouffler comme eux. D’ailleurs, la promenade paraissait sans doute monotone à la princesse, car, secouant tout à coup la tête d’impatience :

— Allons, dit-elle, assez comme cela, Messieurs, rentrons.

— Ah ! Madame, dit Buckingham, nous sommes bien malheureux, nous n’avons pu réussir à faire trouver la promenade agréable à Votre Altesse.

— Ma mère m’attend, répondit lady Henriette ; puis, je vous l’avouerai franchement, Messieurs, je m’ennuie.

Et tout en disant ce mot cruel, la princesse essayait de consoler par un regard chacun des deux jeunes gens, qui paraissaient consternés d’une pareille franchise. Le regard produisit son effet, les deux visages s’épanouirent ; mais aussitôt, comme si la royale coquette eût pensé qu’elle venait de faire trop pour de simples mortels, elle fit un mouvement, tourna le dos à ses deux orateurs et parut se plonger dans une rêverie à laquelle il était évident qu’ils n’avaient aucune part.

Buckingham se mordit les lèvres avec colère, car il était véritablement amoureux de lady Henriette, et, en cette qualité, il prenait tout au