Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/119

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On sait que ce n’étaient pas, en général, les idées qui manquaient à d’Artagnan. C’est que, pendant son monologue, d’Artagnan venait de se boutonner jusqu’au menton, et rien n’excitait en lui l’imagination comme cette préparation à un combat quelconque, nommée accinction par les Romains. Il arriva tout échauffé au logis du duc d’Albermale. On l’introduisit chez le vice-roi avec une célérité qui prouvait qu’on le regardait comme étant de la maison. Monck était dans son cabinet de travail.

— Milord, lui dit d’Artagnan avec cette expression de franchise que le Gascon savait si bien étendre sur son visage rusé, milord, je viens demander un conseil à Votre Grâce.

Monck, aussi boutonné moralement que son antagoniste l’était physiquement, Monck répondit :

— Demandez, mon cher.

Et sa figure présentait une expression non moins ouverte que celle de d’Artagnan.

— Milord, avant toute chose, promettez-moi secret et indulgence.

— Je vous promets tout ce que vous voudrez. Qu’y a-t-il ? dites !

— Il y a, milord, que je ne suis pas tout à fait content du roi.

— Ah ! vraiment ! Et en quoi, s’il vous plaît, mon cher lieutenant ?

— En ce que Sa Majesté se livre parfois à des plaisanteries fort compromettantes pour ses serviteurs, et la plaisanterie, milord, est une arme qui blesse fort les gens d’épée comme nous.

Monck fit tous ses efforts pour ne pas trahir sa pensée ; mais d’Artagnan le guettait avec une attention trop soutenue pour ne pas apercevoir une imperceptible rougeur sur ses joues.

— Mais quant à moi, dit Monck de l’air le plus naturel du monde, je ne suis pas ennemi de la plaisanterie, mon cher monsieur d’Artagnan ; mes soldats vous diront même que bien des fois, au camp, j’entendais fort indifféremment, et avec un certain goût même, les chansons satiriques qui, de l’armée de Lambert, passaient dans la mienne, et qui, bien certainement, eussent écorché les oreilles d’un général plus susceptible que je ne le suis.

— Oh ! milord, fit d’Artagnan, je sais que vous êtes un homme complet, je sais que vous êtes placé depuis longtemps au-dessus des misères humaines, mais il y a plaisanteries et plaisanteries, et certaines, quant à moi, ont le privilège de m’irriter au-delà de toute expression.

— Peut-on savoir lesquelles, my dear ?

— Celles qui sont dirigées contre mes amis ou contre les gens que je respecte, milord.

Monck fit un imperceptible mouvement que d’Artagnan aperçut.

— Et en quoi, demanda Monck, en quoi le coup d’épingle qui égratigne autrui peut-il vous chatouiller la peau ? Contez-moi cela, voyons !

— Milord, je vais vous l’expliquer par une seule phrase : il s’agissait de vous.

Monck fit un pas vers d’Artagnan.

— De moi ? dit-il.

— Oui, et voilà ce que je ne puis m’expliquer ; mais aussi peut-être est-ce faute de connaître son caractère. Comment le roi a-t-il le cœur de railler un homme qui lui a rendu tant et de si grands services ? Comment comprendre qu’il s’amuse à mettre aux prises un lion comme vous avec un moucheron comme moi ?

— Aussi je ne vois cela en aucune façon, dit Monck.

— Si fait ! Enfin, le roi, qui me devait une récompense, pouvait me récompenser comme un soldat, sans imaginer cette histoire de rançon qui vous touche, milord.

— Non, fit Monck en riant, elle ne me touche en aucune façon, je vous jure.

— Pas à mon endroit, je le comprends ; vous me connaissez, milord, je suis si discret que la tombe paraîtrait bavarde auprès de moi ; mais… comprenez-vous, milord ?

— Non, s’obstina à dire Monck.

— Si un autre savait le secret que je sais…

— Quel secret ?

— Eh ! milord, ce malheureux secret de Newcastle.

— Ah ! le million de M. le comte de La Fère ?

— Non, milord, non ; l’entreprise faite sur Votre Grâce.

— C’était bien joué, chevalier, voilà tout ; et il n’y avait rien à dire ; vous êtes un homme de guerre, brave et rusé à la fois, ce qui prouve que vous réunissez les qualités de Fabius et d’Annibal. Donc, vous avez usé de vos moyens, de la force et de la ruse ; il n’y a rien à dire à cela, et c’était à moi de me garantir.

— Eh ! je le sais, milord, et je n’attendais pas moins de votre impartialité ; aussi, s’il n’y avait que l’enlèvement en lui-même, mordious ! ce ne serait rien ; mais il y a…

— Quoi ?

— Les circonstances de cet enlèvement.

— Quelles circonstances ?

— Vous savez bien, milord, ce que je veux dire.

— Non, Dieu me damne !

— Il y a… C’est qu’en vérité c’est fort difficile à dire.

— Il y a ?

— Eh bien ! il y a cette diable de boîte.

Monck rougit visiblement.

— Cette indignité de boîte, continua d’Artagnan, de boîte en sapin, vous savez ?

— Bon : je l’oubliais.

— En sapin, continua d’Artagnan, avec des trous pour le nez et la bouche. En vérité, milord, tout le reste était bien ; mais la boîte, la boîte décidément, c’était une mauvaise plaisanterie.

Monck se démenait dans tous les sens.

— Et cependant, que j’aie fait cela, reprit d’Artagnan, moi, un capitaine d’aventures, c’est tout simple, parce que, à côté de l’action un peu légère que j’ai commise, mais que la gravité de la situation peut faire excuser, j’ai la circonspection et la réserve.

— Oh ! dit Monck, croyez que je vous connais bien, monsieur d’Artagnan, et que je vous apprécie.

D’Artagnan ne perdait pas Monck de vue, étudiant tout ce qui se passait dans l’esprit du général au fur et à mesure qu’il parlait.

— Mais il ne s’agit pas de moi, reprit-il.